Conversation avec Václav Havel, auteur dramatique de renommée internationale,écrivain, porte-parole de la Charte 1977, il fut élu président de la Republique Tchèque et distingué comme prix Nobel de la paix.Le dialogue a eu lieu auprès de la Fondation Vittorino Colombo à Albiate en Italie où l’Auteur a reçu le prix international pour une culture de la paix 2005.Au mois de septembre 2007, l’université de Udine a lui conféré le grade de docteur honoris causa pour le dialogue entre les cultures.
Antonio Torrenzano. J’aimerais commencer notre dialogue avec une phrase de Charles Baudelaire dont partir:“au fond de l’inconnu pour trouver du Nouveau”.Pouvons-nous encore espérer ?
Václav Havel. Au cours de ma vie, et pas seulement en prison, il m’est arrivé de me trouver dans une situation où tout semblait se liguer contre moi. Rien de ce que j’avais espéré ne paraissait devoir se réaliser, aucune de mes actions n’allait aboutir, ce que j’entreprenais avait perdu tout sens. C’est là une situation que nous connaissons tous:nous croyons qu’il ne va plus rien arriver de bon,pas plus à nous qu’au monde qui nous entoure. Et chaque fois que je m’interrogeais ainsi, je finissais par comprendre que l’espérance au sens le plus profond de l’expression ne vient pas du dehors.Au contraire,j’aboutissais chaque fois à cette même conclusion claire:l’espérance est avant tout un état d’esprit que l’on partage ou non,indépendamment de la situation où l’on est plongé.Bref, l’espérance est un phénomène existentiel qui n’a rien à voir avec la manière d’apprendre l’avenir. L’espérance est liée au sens que nous donnons à la vie:tant que nous la gardons,nous gardons aussi une raison de vivre. Si nous la perdons, il nous reste que deux solutions:nous suicider ou, de façon plus banale,nous contenter de survivre,de vivoter,du rester au monde simplement parce que nous sommes déjà là.Bien sûr, on espère généralement quelque chose ou en quelque chose.L’espérance a donc pour support un objet concret. Mais, au sens existentiel, l’espérance vivifie le but, elle lui infuse une vie,elle illumine. Je me suis interrogé,j’ai mille fois songé à cette question et, j’ai toujours fini par aboutir à une même conclusion: l’origine la plus profonde de l’espérance est, pour parler net, métaphysique. Je crois qu’elle représente quelque chose de plus profond qu’une tendance ou une disposition de l’esprit humain à l’optimisme.C’est l’expérience que chaque individu a de sa propre existence et, de l’existence du monde.L’unique explication véritable est que la vie sur notre planète n’est pas un événement aléatoire, elle est une partie intégrante d’un grand et mystérieux ordre dans lequel tout à sa place unique. Quelques-uns trouveront peut-être ma réflexion extravagante, mais je n’y peux rien. À ma connaissance,toutes les fois où quelqu’un a vraiment accepté un destin difficile, entrepris un acte de bonté ou de courage sans se soucier d’un résultat visible et immédiat, c’est une seule certitude, secrète et profonde,qui l’a fait agir:sa propre raison d’être au monde, sa propre expérience de la transcendance. Sans l’expérience de la transcendance, ni l’espérance ni la responsabilité humaine n’ont de sens.
A.T.Ce qui se manifeste du nouveau système mondial c’est une très forte instabilité sociale, une puissante accélération des événements historiques. Une situation que pour quelques vers il peut là comparer – selon une vision lacanienne – à la schizophrénie, pas en sens médical. C’est-à-dire un temps présent incapable de s’unifier avec le passé, incapable de préfigurer nouvelles et possibles solutions pour l’avenir.
Václav Havel. Nous vivons sur une planète qui,pour la première fois de son histoire,se trouve embrassée par une civilisation unique. Le destin des milliards de personnes et de centaines de peuples est à ce point interconnecté dans cette civilisation globale qu’ils se fondent en un seul destin. Il en résulte mille avantages et mille inconvénients.Le plus grand inconvénient, c’est que chaque danger qui menace notre monde devient un danger planétaire. Je n’ai pas besoin de vous rappeler les nombreuses menaces aux quelles devrait faire face la civilisation contemporaine qui est si peu douée pour cela. Je me contenterai de n’en mentionner qu’une,celle qu’on a pris coutume de nommer la guerre des civilisations. Je préfère plutôt le terme de guerre entre diverses sphères de civilisations,de cultures ou de religions. Le processus d’uniformisation au sein de la civilisation globale s’accompagne donc d’un processus inverse d’autodéfense de plus en plus vigoureuse des différentes identités culturelles. Comment réagir face à ce danger? Quel système de coopération globale bâtir pour éviter le risque que nos petits-enfants ne vivent des événements mille fois plus effroyables que la Seconde Guerre mondiale? J’aimerais toutefois souligner un élément que j’ai souvent évoqué et qui me paraît très important en rapport direct avec le thème de l’espérance.Je croit fermement qu’il existe un lien entre les divers mondes culturels qui composent notre civilisation contemporaine. Ce qui le constitue,c’est simplement cette certitude absolue que la clé d’une bonne coexistence et d’une vie qui ne soit pas un enfer se trouve dans le respect de ce qui nous transcende infiniment et, que j’ai nommé le miracle de la vie.Si l’humanité peut espérer un avenir favorable, cet espoir repose surtout dans l’éveil d’une responsabilité générale dont les racines s’ancrent infiniment plus profond que dans le monde des intérêts transitoires et temporaires.
A.T. Pourquoi l’Occident se montre-t-il incapable de prendre une part active à la construction d’un nouvel ordre des affaires internationales?
Václav Havel. L’Occident démocratique a perdu sa capacité à protéger et à cultiver véritablement les valeurs qu’il ne cesse de revendiquer pour sienne sur lesquelles il s’est engagé à veiller et dans l’intérêt desquelles il a armé ses arsenaux. Les événements de l’ex-Yougoslavie doivent nous servir d’avertissement:il ne s’agissait pas uniquement d’une crise des Balkans. L’Europe et les États-Unis se sont montrés incapables d’intervenir efficacement pour défendre les valeurs fondamentales de la civilisation, valeurs si dramatiquement mises à mal dans la région ou en Somalie et encore dans le continent africain.Mes longues années de vie sous le régime communiste m’ont apporté certaines expériences auxquelles l’ouest non communiste a échappé. Les valeurs traditionnelles de la civilisation occidentale telle que la démocratie,le respect des droits de l’homme et de l’ordre de la nature, la liberté individuelle et l’inviolabilité de la propriété privée, tout cela a acquis pour nous un symbole de valeurs garanties par l’éthique et donc la métaphysique.Sans le vouloir, les régimes communistes nous ont appris à comprendre que la vérité du monde ne se borne pas à une simple information sur lui,mais que c’est une attitude,un engagement,un impératif moral.Aujourd’hui, nous continuons tous à nous réclamer de la démocratie,des droits de la personne, mais nous le faisons dans la mesure où cela ne nous demande aucun sacrifice.L’Occident devra avoir une nouvelle capacité à sacrifier une part de son intérêt personnel pour l’intérêt général.Le pragmatisme des politiciens qui veulent l’emporter aux élections futures et, qui reconnaissent donc pour autorité suprême la volonté et l’humeur d’une société de consommation capricieuse, empêche ces politiciens de prendre en compte la dimension morale,métaphysique et tragique de leur propre ligne d’action. Pourquoi le monde occidental est-il devenu si peu capable de sacrifice.Les causes sont profondes. Le développement économique de la civilisation euro-américaine, fondé sur l’essor des connaissances technico-scientifiques, a peu à peu dénaturé notre système des valeurs humaines.De plus en plus, une nouvelle divinité tend à supplanter dans nos agissements le respect envers l’horizon métaphysique de notre existence humaine:l’idéal d’une production et d’une consommation sans cesse accrues.Refus d’un engagement plus profond là où il n’y a pas de gain immédiat, de là cette prudence,ce manque d’imagination et de courage.De là enfin cet amour du statu quo. Je ne pense pas que le principal devoir des générations de politiciens contemporaines soit de complaire au public par leurs décisions ou leurs sourires télévisés.Leur rôle est tout autre:c’est d’assumer leur part de responsabilité pour les perspectives à long terme du monde où nous vivons.Ils ont pour devoir d’avoir une pensée courageusement tournée vers l’avenir, de ne pas redouter de se rendre impopulaires.
Antonio Torrenzano. Est-ce que le rôle de la société civile peut être nécessaire pour une évolution de la situation contemporaine? Comment cette responsabilité trouvera-t-elle son expression dans la pratique politique? Dans les pratiques politiques de chacun d’entre nous?
Václav Havel. Aujourd’hui, plus que jamais dans l’histoire de l’humanité, tout est interdépendant. Voila pourquoi les valeurs et les perspectives de la civilisation actuelle sont partout mises à rude épreuve.Notre avenir commun se décide dans les forêts brésiliennes dévastées, dans la misère du continent africain, du Bangladesh ou de la Somalie.Qui sait combien de cataclysmes épouvantables l’humanité devra traverser avant que ce sentiment de responsabilité ne devienne général? Cela ne signifie pas pour autant que ceux qui le veulent ne puissent se mettre au travail dès aujourd’hui. Voila une grande tâche qui attend les enseignants,les éducateurs,les intellectuelles,les journalistes,les artistes, tous les acteurs de la vie publique.L’humanité sait désormais que seul un nouveau type de responsabilité mondial peut la sauver. Il ne lui manque qu’un tout-petit détail:celui d’assumer véritablement cette responsabilité.
Antonio Torrenzano