“Vivre ensemble”. Conversation avec Andrea Riccardi, fondateur de la communauté Sant’Egidio.

 

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Conversation avec Andrea Riccardi, fondateur de la communauté Sant’Egidio,romain de naissance, professeur d’histoire du catholicisme, il incarne le nouveau profil du laïc servant l’Église, à la tête d’un mouvement atypique, s’inspirant d’un humanisme pragmatique et d’une spiritualité œcuménique, héritage de mai 1968 et du Vatican II. La communauté Sant’Egidio associe ostensiblement prière, apostolat et bénévolat caritatif dans les champs les plus divers: prestation de repas, prise en charge des personnes âgées, des handicapés, des drogués, des malades du sida ou des immigrés en quête de papiers, d’emploi ou de logis.La communauté née à Rome,s’est développée d’abord dans toute l’Italie, puis dans le reste de l’Europe et, enfin,sur tous les continents. Présent aujourd’hui dans quelque soixante pays, leur mouvement mobilise presque trente mille personnes. La communauté Sant’Egidio partie de Rome, elle s’est éparpillée dans le monde en une myriade de petites communautés, surgies spontanément, dans les milieux les plus variés (urbain, rural, universitaire), souvent dans la mouvance du catholicisme, mais aussi d’autres religions, se portant audacieusement au cœur des conflits, raciaux, sociaux politiques religieux, avec un souci constant d’universalisme, d’ouverture, d’œcuménisme. Le dialogue a eu lieu à Paris auprès de l’UNESCO pendant la présentation du dernier essai du professeur, “vivre ensemble”.

Antonio Torrenzano. Comment vivre ensemble? Je pense au frère Roger de Taizé qui affirmait: “La voie? Parler au coeur de l’homme”.

Andrea Riccardi. La certitude de devoir vivre ensemble, elle doit être cultivée par le dialogue. C’est ainsi que nous travaillons depuis des années à ce rapprochement entre mondes religieux et cultures, en tissant un réseau d’échanges et d’amitié entre hommes et femmes de confessions différentes. Par la connaissance revient la sympathie. Malgré beaucoup d’épisodes douloureux, on retrouve la paix inscrite au plus profond de la grande tradition religieuse du monde. Le dialogue suscite la sympathie, conduit à la cohabitation, et tarit les sources de conflits. Le dialogue entre les religions et l’humanisme laïc, partie intégrante de la civilisation contemporaine, est une école de tolérance et rappelle la signification des valeurs. Le manque de tolérance interdit toute sympathie réciproque: cette méfiance, ce mépris, ces préjugés, qui semblent d’inévitables héritages du passé, deviennent alors un terrain favorable au développement de dangereuses passions. La différence, on ne peut pas la réduire par des conflits. Nous ne croyons pas à une conciliation à l’amiable, à un relativisme à bon marché, à la création en laboratoire de vérités toutes faites, bonnes pour tous. Nous connaissons les profondes différences. Mieux, en contemplant parmi nous toutes ces différences religieuses, nous en comprenons la leçon: il n’y a rien dans ce monde, ni même une religion, qui peut être hégémonique. Pas une culture, pas un pays, pas une civilisation, pas une religion, pas une idéologie: ils ne peuvent pas être hégémoniques. Notre monde, malgré la globalisation, est profondément pluriel. Nous sommes nombreux et différents.Notre monde a donc besoin du réalisme du dialogue, comme d’un art de faire la paix et de vivre ensemble.Le Président de la République du Mozambique, Armando Emilio Guebuza, a eu le courage du dialogue pour faire sortir son pays d’une guerre civile qui l’étranglait. Le Mozambique nous offre une leçon sur la valeur de l’art du dialogue pour construire la paix. Mais il nous offre aussi une leçon sur la capacité de collaborer avec tous afin de réaliser une vie meilleure pour son peuple. Le dialogue c’est la reconnaissance des diversités. Ce n’est pas toujours facile et parfois douloureux à accepter. Il y a donc deux voies: la voie de la folie qui veut plier les diversités et les combattre ou celle de la sagesse, c’est-à-dire, les accueillir dans une vision large et pacifiée du monde. Souvent, les terribles simplificateurs nous montrent un monde réduit aux chocs de civilisation et religion. Mais ce n’est pas ainsi. Nous sommes tous liés en profondeur, même si différents. Un tissu métis, culturel et spirituel, nous enlace tous, même si différenciés par nos identités. Être soi-même, fidèles à sa foi, ne contredit pas la recherche du dialogue. Le dialogue entre les croyants est nécessaire, tout comme celui entre croyants et humanistes. Un grand écrivain français, laïque, né en Algérie, Albert Camus, disait à des religieux chrétiens lors d’un entretien: “le monde a besoin de vrai dialogue. Le contraire du dialogue, c’est du mensonge comme le silence et, il y n’a pas d’autres dialogues possibles que celui entre gens qui restent ce qu’ils sont et qui parlent sincèrement “. Le dialogue réclame que les croyants soient de vrais croyants. Il faut parler avec courage au coeur des hommes et des femmes: il faut parler de la sainteté de la paix et de la malédiction du mépris et de la haine. Haine et mépris labourent sur le terrain où poussent les graines de violence.

A.T. Nous en tant qu’européens, sommes-nous en mesure de représenter encore quelque chose sur la scène du monde? L’Union Européenne vit un passage politique très délicat, la même politique révèle un renoncement à l’insignifiance avec le résultat que sur la scène d’un monde globalisé, plusieurs fois, nous sommes absents.

Andrea Riccardi. Il y a dans notre monde contemporain un besoin incroyable d’Europe! Oui, un grand besoin d’Europe! Il y en a besoin sur les frontières de la paix. Au Proche-Orient. En Afrique. Il y en a besoin comme présence culturelle capable d’une médiation dans une mondialisation qui aplatit tout. Notre Europe, à travers son histoire complexe, a la capacité de créer une civilisation où marché et solidarité sociale vont de pair; elle a la capacité de mettre ensemble les racines religieuses avec la laïcité; elle maintient le pluralisme linguistique par la “traduisibilité” des cultures et des langues; elle a des ressources précieuses pour ceux qui croient encore dans l’humanisme. L’Union Européenne, alors, veut dire paix. Paix entre les européens qui ont lutté entre eux pendant des siècles, spécialement pendant deux guerres mondiales qui ont ensanglanté le continent et dévoré avec la Shoa, le peuple juif et d’autres groupes européens. Paix entre les européens, mais elle veut dire paix aussi pour les non européens: c’est-à-dire un message qui va au-delà de nos frontières. La Paix est une richesse que les classes dirigeantes n’évaluent pas toujours à long terme, en dehors du débat politique quotidien éphémère et épuisant. Mais qu’avons-nous fait de cette paix? C’est une question qui me pèse, surtout après avoir vu s’évanouir la grande occasion de la fin de la guerre froide sans ouvrir une saison de paix, donnant lieu au contraire à la prolifération de conflits et à une nouvelle considération de la guerre. C’est une question qui m’habite depuis que j’ai vu comment la Communauté de Sant’Egidio (je pense en particulier au processus qui a mis fin au conflit du Mozambique avec son million de morts) a pu expérimenter que la paix est possible et n’est pas une utopie de rêveurs.

A.T. Et notre confrontation avec les cultures proches à nos frontières?

Andrea Riccardi. Il faut reparcourir les frontières de l’altérité en Europe. Les frontières avec l’orient orthodoxe, intérieur comme la Grèce, mais extérieur, comme la Russie. Sans cet Orient, il n’y a pas d’Europe parce qu’elle est dans un état d’asphyxie. Et, pour continuer, comment ne pas réfléchir sur les frontières de l’altérité avec l’Islam? On doit le faire devant le risque d’une rhétorique de l’affrontement et d’une réalité d’antipathie de masse et de terrorisme. Cette Europe, ne doit-elle pas avoir une stratégie de dialogue avec l’islam intérieur et surtout extérieur, avec la religion qui est en train de devenir la plus grande religion du monde? J’arrive enfin aux frontières de l’altérité de la pauvreté: l’Afrique, à laquelle beaucoup de pays européens ont tourné le dos. Le continent africain est réduit à présent à simple terrain de guerres et du SIDA. L’engagement pour libérer l’Afrique de la fin du futur est un banc d’essai primaire pour la civilisation européenne. L’émigration nous le dit chaque jour. Émigration qui n’est pas une question de frontières, mais l’expression d’une perte de confiance des Africains en leurs pays et le début d’une grande invasion, comme Jean-Baptiste Duroselle écrivait lucidement il y a des années. Devant ces frontières de l’altérité (il pourrait y en avoir d’autres),je mesure les réticences européennes. L’Europe a une histoire de projection universelle marquée par l’impérialisme et le colonialisme dont nous sommes touchés au vif par les erreurs du passé. Mais est-ce que cela veut dire renoncer à l’universel? Dans un monde globalisé, peut-on renoncer paradoxalement à l’universel?

Antonio Torrenzano. Quel avenir… au-delà de nulle part?

Andrea Riccardi. Il y n’a pas un dogme, pas de formule scientiste ou idéologique pour indiquer cette voie d’avenir : un humanisme de paix, une civilisation où on vit ensemble dans la diversité. Rien et personne ne peut unifier : ni par la force, ni par l’économie, ni par la puissance culturelle. Tout découle d’une convergence convaincue dans la liberté. La liberté, celle de chacun et des groupes, est une réalité inviolable. Un grand spécialiste de l’Islam, le tunisien Mohammed Talbi, a écrit : “quand se brisent les stylos, ne restent que les couteaux“. L’aventure de la liberté ne nous effraye pas, parce que nous savons que les croyants sont porteurs d’une force spirituelle d’amour et de miséricorde. Long est le chemin de la composition des différences. Mais c’est la voie de la paix. Il y n’a pas d’humanité sans paix, c’est la paix qui rend humain ce monde. La paix est le nom du destin commun des hommes et des peuples. C’est ce que nous disent les grandes traditions religieuses. C’est ce que nous suggère aussi une réflexion raisonnable sur l’Histoire. Nous espérons, mais il y a nombreux sourds et beaucoup de fois la voix est basse.

Antonio Torrenzano

 

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