Comment repenser un nouvel espace méditerranéen? Conversation avec Mohammed Arkoun,Université Paris-Sorbonne.

mohammed_arkoun_photo.1213721493.jpg

Conversation avec Mohammed Arkoun, écrivain, historien, éditeur. Il est professeur émérite à l’Université la Sorbonne (Université Paris III), éditeur de la revue «Arabica» et auteur de nombreux essais qui ont été traduits dans plusieurs langues, parmi lesquels: «Arab Thought«», New Delhi 1988; «Rethinking the Islam today», Washington, DC 1987; «Pour une critique de la Raison islamique», Paris 1982. Le dialogue a eu lieu à Paris pendant un séminaire universitaire .

Antonio Torrenzano.Pourquoi dans vos analyses parlez-vous d’espace méditerranéen ?

Mohammed Arkoun. Il est temps de lire cet espace dans sa diversité religieuse, culturelle, historique au-delà de conflits et les ruptures politiques entre les rives est-sud et ouest-nord. Les dernières conférences internationales, les derniers séminaires et colloques, les ouvrages consacrés à l’espace Méditerranéen ont toujours analysé cette région seulement d’un point de vue géopolitique comme espace disputé par les grandes puissances. Je trouve ces analyses redondantes de lieux communs. Je ne veux pas suggérer qu’il faut revenir à l’aventure du sens en contexte méditerranéen pour se ressourcer spirituellement, moralement, philosophiquement; bien au contraire, je favoriserais en revanche une reprise du projet de la généalogie des valeurs, à une échelle plus large, plus ouverte aux apports récents des sciences sociales, plus inclusive des expériences culturelles et intellectuelles développées dans l’espace méditerranéen. Car la question essentielle qui surgit des profondeurs des cheminements du sens depuis les civilisations sumérienne, assyrienne, égyptienne, hébraïque, grecque, romaines, chrétiennes, islamiques, est, me semble-t-il, la suivante: l’espace méditerranéen est seulement voué à sombrer de spéculations idéalistes et des évocations nostalgiques? Peut-on, malgré une mondialisation sans projet humaniste, identifier dans l’histoire méditerranéenne de la pensée et des cultures une nouvelle imagination créatrice?

Antonio Torrenzano. Comment répondre adéquatement à cette question?

Mohammed Arkoun. La première condition nécessaire à la mise en œuvre d’une stratégie d’émancipation hors des héritages pesants et toujours réactivés par des mouvements idéologiques en contexte méditerranéen, elle consistera à introduire des lignes d’action d’enseignement transnationales. Il s’agit de mettre fin à toutes les historiographies communautaristes et nationalistes imposées par des États religieux aussi bien que les États-Nations sécularisés depuis le XIXe siècle en Europe. Il est temps de lire cet espace dans sa diversité religieuse, culturelle, historique au-delà des conflits et des ruptures répétées entre les deux rives. On sait comment jusqu’à ce jour, l’enseignement de tout ce qui concerne l’Islam est relégué dans les branches spécialisées d’études orientales or Middle East, Near East studies. Même l’Empire ottoman, dont l’histoire s’imbrique avec celle de l’Europe depuis 1453, se trouve rejeté dans le ghetto orientaliste. Il en va de même pour l’histoire des religions, l’histoire de la philosophie et des littératures. Avec les dérives fondamentalistes contemporaines de l’Islam, les ruptures politiques, intellectuelles et culturelles anciennes viennent expliquer la légitimité des rejets d’aujourd’hui. La révision des programmes doit faire l’objet d’un travail de fond d’une équipe internationale d’historiens totalement indépendants de leurs respectifs gouvernements et des accords internationaux garantiront la stricte application de recommandations et de manuels agréés par les historiens. Une attention particulière devra être de plus accordée à un enseignement objectif, critique, moderne, d’une anthropologie historique comparée à l’histoire des religions. Parce qu’il est dans ce domaine, en effet, que les contentieux sont les plus lourds, les exclusions réciproques les plus irrévocables, les clivages mentaux les plus radicaux. Les études scientifiques dans ce sens, ils sont encore trop rares et, quand ils existent, ils ne franchissent que d’étroites sphères de spécialistes.Voilà un exemple de la disproportion entre les attentes légitimes du public et l’inadéquation, le conservatisme, la redondance idéologique ou apologétique de ce qui est offert.

Antonio Torrenzano. Alors comment promouvoir un nouveau dialogue.

Mohammed Arkoun. Il faudrait promouvoir un dialogue des peuples, plutôt que circonscrire les discussions et les décisions dans une association d’États des deux rives ainsi différentes par leurs options juridiques et démocratiques. Les mêmes politiques de coopération économique conduite avec des États sans nations, proposées par l’émergence des sociétés civiles depuis les indépendances des années 1950-60, ils ont produit d’échecs douloureux. La même chose, on peut l’affirmer pour la dimension culturelle et intellectuelle du développement qui a été totalement négligée. Cette négligence a produit des élites politiques et économiques parasitaires dans la Rive-Sud de la Méditerranée qui défendaient des identités imaginaires, sans références historiques et anthropologiques critiques. Ils ont encore mené des processus idéologiques de légitimation de leur pouvoir en faisant des promesses de constructions nationales plus démagogiques que politiquement fondées. De l’autre côté, les États démocratiques d’occident, notamment les anciennes puissances coloniales, ils ont toujours évité toutes les discussions sur le sujet des identités nationales ainsi manipulées et caché sous le nom du sacre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans cet ordre d’idées, la dimension religieuse des problèmes géopolitiques posés dans l’espace méditerranéen devrait faire l’objet d’une ligne d’action spécifique de recherche scientifique. L’Europe est sur ce point en retard parce qu’elle a traité la dimension religieuse de l’existence humaine, en tant que besoin spirituel, réalisation artistique et culturelle, patrimoine irremplaçable de chaque grande civilisation de manière arbitraire, en créant en Europe une culture du rejet systématique du fait religieux. L’évolution a influencé l’histoire culturelle, spirituelle, philosophique de tout l’espace méditerranéen, berceau du judéo-christianisme, des mythologies gréco-romaines qui ont subi, depuis le triomphe du laïcisme politique, de l’athéisme officiel, de la civilisation matérielle, des marginalisations, des dérives idéologiques dont il importe d’évaluer scientifiquement les enjeux de sens pour l’ensemble des hommes dans l’horizon du XXIe siècle. L’évolution contemporaine de l’islam méditerranéen traduit les effets ravageurs de cette modernité politique et économique arrogante, dominatrice de tous les codes culturels dépourvus des structures de résistance (État de droit, bourgeoisie conquérante, culture laïque alternatif ) mises en place en Europe depuis le 18e siècle. Les sciences sociales, encore moins des sciences politiques, elles n’ont pas encore trouvé les méthodologies et les problématiques qui permettraient de conduire correctement les recherches sur le mode de réception/rejet et les effets désintégrateurs de la modernité dans le contexte arabe iranien turc méditerranéen depuis le XIXe siècle.

Antonio Torrenzano. Qu’est-ce que vous proposez comme solution à ces effets ravageurs pour l’Europe et pour l’islam méditerranéen ?

Mohammed Arkoun. Je viens à la seconde condition nécessaire pour orienter l’histoire de l’espace méditerranéen dans le sens d’une solidarité de destin, que j’appellerai l’Europe humaniste. Il s’agirait d’édifier de nouvelles instances scientifiques Euro-Méditerranéenne soutenues par tous les États vers les intérêts des peuples afin de promouvoir des sciences sociales appliquées à la construction d’un nouvel humanisme universalisable et, non plus, faussement universel. Trois tâches fondamentales devront recevoir la priorité: a) encourager et mettre en chantier des travaux sur l’histoire des langues, des cultures, des expressions religieuses, des groupes ethnoculturels marginalisés, opprimés par les théologies dogmatiques, puis les États nationalistes dans l’espace euroméditerranéen depuis l’expansion du christianisme, de l’islam et des états nations à vocation centralisatrice; b) Promouvoir et répandre une culture juridique moderne qui accélère partout les progrès des sociétés civiles en relation avec des états de droit à l’instar des expériences démocratiques les plus avancées dans le monde; c) créer une ligne d’action Averroès identique au Programme Erasmus de l’Union européenne pour favoriser le déplacement des étudiants, des chercheurs, des artistes, des créateurs dans tout l’espace euroméditerranéen. Je trouve cette idée concrète, accessible et elle pourra recueillir l’unanimité des États et des peuples méditerranéens. Il pourrait offrir pour la première fois, une base intellectuelle, spirituelle, morale et culturelle à la politique de développement économique qui cessera d’être un échange inégal et destructeur de l’espace méditerranéen.

Antonio Torrenzano

 

 

Join the discussion

Il tuo indirizzo email non sarà pubblicato. I campi obbligatori sono contrassegnati *