Pour l’Afrique… Conversation avec Edgard Pisani.

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Conversation avec Edgard Pisani, né à Tunis en 1918, ancien résistant et libérateur de la préfecture de Paris en 1944, préfet de la Haute-Marne à 29 ans puis sénateur et ministre de l’Agriculture du Général de Gaulle. Edgard Pisani a été commissaire européen et il a présidé l’Institut du monde arabe de 1988 à 1995. Auteur de nombreux essais comme «Utopie foncière» (1977), «Socialiste de raison» (1978), «Défi du monde, campagne d’Europe» (1979), «La main et l’Outil» (1984), «Pour l’Afrique» (1988), il a récemment publié «Le sens de l’État», recueil d’entretiens avec Stéphane Paoli et Jean Viard. Le dialogue a eu lieu à Paris, près de la Fondation pour l’innovation politique pendant le séminaire « L’héritage de mai 68 » au mois de juin 2008.

Antonio Torrenzano. Vous avez toujours affirmé que le drame contemporain de l’Afrique résulte par trois paramètres: démographique, politique, économique/technologique. Dans la situation présente,le continent est dans une immense régression structurelle ?

Edgard Pisani. Sur une partie de l’Afrique, la terre a toujours été difficile et la vie précaire. Cependant, au fil des siècles, les sociétés africaines avaient appris à s’adapter aux contraintes écologiques, à l’irrégularité des pluies comme à la fragilité des sols. Le drame actuel de l’Afrique ne tient ni à son climat ni à ses sols, mais au fait que l’homme a transformé des fragilités en déséquilibres. Ces éléments de crise résultent de trois paramètres. Démographique d’abord, politique ensuite, enfin économique/technologique. Dans le domaine politique, l’Afrique a été très vite obligée de construire des nations dont les frontières, au lendemain de la colonisation, étaient artificielles et amenées à le faire sans le soutien de consciences nationales, de structures sociales, d’économies autonomes ou d’encadrement humain.Ainsi, de nombreux pays sont composés d’ethnies multiples, plus ennemis que disposées à construire ensemble. Ainsi se sont assemblés des espaces contradictoires, immenses ou trop exigus, surpeuplés ou sous-peuplés, riches ou pauvres, habités de population que rien n’unissait sinon le gouvernement colonial et, plus tard, un État exigeant et inexpérimenté. Les États africains ont privilégié leur propre fonctionnement bureaucratique au détriment de l’ensemble de la société. Urbanisation, industrialisation, cultures de rente, grands travaux, sociétés d’État : les choix se sont la plupart du temps opérés au détriment des intérêts des populations, des communautés rurales traditionnelles en particulier. À la différence de bien d’autres pays du monde, la nation n’a pas précédé en Afrique la construction de l’État. Le fait est de taille: les pays africains sont devenus majeurs en l’absence d’un courant s’enracinant dans les profondeurs d’une entité nationale. Pour naître et s’imposer à tous, le consensus national a besoin de générations qui lui permettent d’oublier les différences et de découvrir son identité. L’organisation de la société ne se met en place que progressivement et souvent douloureusement. Ne disposant au départ d’aucune base nationale, les dirigeants africains ont tout fait à la fois. Ils ont dû brûler les étapes. L’État, le géniteur de la conscience collective, le berceau du sentiment national. L’État, la bureaucratie, le parti unique, l’armée, la ville capitale sont les seules et inévitables priorités. Au détriment de tout le reste: organisation sociale, société civile, démocratie, libertés, développement. Au détriment surtout des paysans, qui sont la société africaine. Tout ça, il donne une idée juste de la situation générale du continent, qui chaque jour s’enfonce dans une dépendance alimentaire qui aggrave la dépendance économique et rend futile l’indépendance politique.

Antonio Torrenzano. Crise agro-alimentaire, migration de masse, poids de la dette, dégradation de l’environnement, insécurité politique et dépendance économique: la question africaine est-elle insoluble?

Edgard Pisani. L’adoption de modèles économiques venus du nord, ils ont détruit les modes de faire, les comportements, la culture des Africains. Ces modèles ont même empêché que les Africains se les approprient. Ces modèles ont déstructuré le système communautaire qui assurait la solidarité des membres du clan et rien n’a pu combler ce vide. Ainsi, l’Afrique a été livrée corps et âme à des concepts, des outils, des technologies, des organisations, des valeurs, des règles de procédure, des choix qui n’étaient pas siens. Au lieu de l’enrichir, ils l’ont mutilée. La ville plutôt que la campagne, l’industrie au détriment de l’agriculture, les cultures de rente plutôt que les cultures vivrières, les grands travaux au lieu de l’organisation des populations. L’Afrique s’est glissée dans des habits faits pour des autres.Extravagante présomption des pays riches, pour lesquels il ne peut y avoir de société accomplie qu’à l’image de la leur. Tout le monde s’est fait le complice de cette aliénation culturelle: les gouvernements du nord, les agences internationales, les organismes de coopération, les églises. Les Africains aussi; parce qu’ils ont utilisé l’aide qui leur était nécessaire comme une potion magique, non comme un instrument d’appui à leur propre développement. Tout cela explique l’appauvrissement du continent.

Antonio Torrenzano. Est-ce que la société africaine s’est repliée sur elle-même ?

Edgard Pisani. Le transfert orgueilleux et obscurantiste des techniques et schémas des pays développés n’a pas résolu la crise africaine. Il n’a fait que la nourrir et l’aggraver. Le nord du monde a voulu que du passé en Afrique, il soit fait de la table rase: on a décidé que les méthodes culturales traditionnelles étaient archaïques et inefficaces sans penser que, peut-être, elles étaient adaptées aux sols et aux climats.Or le blé est absurde là où le mil existe; tracteurs et engrais sont mortels pour certaines terres. Le développement n’est pas une machine qu’il suffit de mettre en marche; il n’est pas un processus linéaire inspiré des pays industrialisés. Industrialisation, exode rural, capitalisation, décollage économique, consommation de masse, internationalisation des échanges… la méthode a fait ses preuves dans l’hémisphère nord après une longue histoire, mais à quel prix ? L’Afrique, telle qu’elle est aujourd’hui, ne se montre ni capable ni désireuse de suivre ce rythme, cette trajectoire. Le modèle véhiculé par les pays développés à travers leurs politiques de coopération et d’aide n’a pas été sans profit pour eux. Les donneurs n’ont pas eu pour premier souci le développement, mais le plus souvent le profit et la défense de positions stratégiques et d’intérêts économiques. Aussi la coopération internationale, ses orientations et les modalités financières adoptées ont produit des désastres. Il a paru simple et facile de réduire la malnutrition en accordant une aide alimentaire massive. L’aide alimentaire a été indispensable à l’Afrique, mais pratiquée comme elle l’a été, elle a découragé la production locale, suscitée l’adoption d’un modèle de consommation importé, déprimé le revenu des agriculteurs, elle a incité les paysans à se replier sur leur propre subsistance. Le plus grave sans doute est que l’aide alimentaire a modifié les habitudes en implantant des modèles de consommation que l’Afrique ne pourra pas satisfaire à partir de ses sols et de ses climats.

Antonio Torrenzano

 

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