La débâcle financière et la dette du Tiers Monde, quelles interdépendances ? Conversation avec Éric Toussaint, économiste.

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Conversation avec Éric Toussaint, économiste, président du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde–Belgique. Auteur des nombreux essais dont «Banque du Sud et nouvelle crise internationale», édition CADTM/Syllepse, 2008. Le dialogue a eu lieu à Rimini auprès de la Fondation Pio Manzù pendant la XXXIVe édition des journées internationales d’étude avec le titre «Penia and Poros.The conscience of prosperity:for a new moral economy»

Antonio Torrenzano. La crise de la dette qui a éclaté dans les pays les plus industrialisés depuis l’an 2007 avec la débâcle de ces jours, elle pourrait modifier radicalement les conditions d’endettement des pays en développement (PED) dans un futur proche. La première question par laquelle j’aimerais commencer notre dialogue est la suivante:sommes-nous à la veille d’une nouvelle crise de la dette dans les pays en développement?

Éric Toussaint. La question mérite d’être posée, car si c’est le cas, il est important de s’y préparer et de prendre les mesures appropriées pour en limiter les problèmes. Ces dernières années, une grande partie des PED ont vu leurs recettes d’exportation fortement augmentées en raison de la hausse des prix des marchandises qu’ils vendent sur le marché mondial : hydrocarbures (pétrole et gaz), minéraux et produits agricoles. Cela leur permet à la fois de puiser dans ces recettes en devises pour rembourser la dette et d’être crédibles pour contracter de nouveaux prêts. De plus, les banques commerciales du Nord, qui avaient fortement réduit leurs prêts à partir de la fin des années 1990, suite aux crises financières dans les PED, ont progressivement rouvert le flux des prêts à partir de 2004-20054. D’autres groupes financiers privés (fonds de pension, sociétés d’assurance, hedge funds) ont fourni du crédit aux PED en achetant les bons que ceux-ci émettent sur les principales places financières. Des États ont également augmenté l’offre de crédits aux PED, de la Chine qui prête tous azimuts jusqu’au Venezuela qui finance l’Argentine et des pays de la Caraïbe. En général, les taux demandés et les primes de risque sont nettement inférieurs aux conditions qui ont prévalu jusqu’au début des années 2000. Il faut ajouter à cela l’abondant crédit octroyé à l’intérieur des PED par les banques locales ou étrangères qui opèrent au sud.

Antonio Torrenzano. La situation est-elle en train de changer ?

Éric Toussaint. Un changement est intervenu avec la crise de la dette privée dans les pays les plus industrialisés en 2007. Le déclencheur en a été l’éclatement de la bulle spéculative dans le marché de l’immobilier aux États-Unis qui a entraîné l’effondrement de plusieurs marchés de la dette privée (marché des subprimes, des ABCP (Asset backed commercial paper), des CDO (Collateralized Debt Obligations), des LBO(Leveraged Debt Buy-Out), des CDS (Credit Default Swaps), des ARS (Auction Rate Securities). Cette crise est loin d’être terminée et le monde est seulement en train de découvrir ses multiples répercussions. Alors que l’argent du crédit coulait à flot jusqu’en juillet 2007, les différentes sources privées se sont taries subitement au Nord. Les banques privées complètement engluées dans des montages chancelants de dettes ont commencé à se méfier les unes des autres et ont rechigné à se prêter de l’argent. Il a fallu que les pouvoirs publics des États-Unis, d’Europe occidentale et du Japon injectent massivement et à plusieurs reprises des liquidités (des centaines de milliards de dollars et d’euros) pour éviter la paralysie du système financier au nord. Pendant ce temps, les banques privées qui se finançaient en vendant des titres non garantis n’ont plus trouvé acquéreur pour ceux-ci sur les marchés financiers du nord. Elles ont dû commencer à assainir leurs comptes en amortissant les énormes pertes dues à leurs processus aventureux de dernières années. Pour s’en sortir, elles ont dû faire appel à des apports d’argent frais. Cet argent a été fourni par les fonds souverains des pays asiatiques et par ceux du Golfe Persique. Les banques qui n’ont pas trouvé à temps de l’argent frais ont été rachetées par d’autres (Bear Stearns a été rachetée par JP Morgan) ou par l’État (Northern Rock Bank a été nationalisée par le gouvernement britannique). Certaines d’entre elles n’ont pas évité la faillite. Freddie Mac et Fannie Mae, deux géants nord-américains du crédit hypothécaire, étaient en faillite virtuelle déjà en juillet 2008. Ces deux institutions ont été privatisées au cours de la vague néolibérale, mais elles bénéficient de la garantie de l’État. Leur portefeuille de crédits hypothécaires s’élève à 5.300 milliards de dollars (c’est-à-dire l’équivalent de quatre fois la dette publique externe de l’ensemble des PED).

Antonio Torrenzano. Mais, jusqu’à ce moment, la plupart des PED n’ont pas souffert.

Éric Toussaint. Dans un premier temps, les Bourses de valeur d’une série de PED ont vu affluer de l’argent spéculatif qui fuyait de l’épicentre du séisme financier, c’est-à-dire l’Amérique du Nord. Les capitaux libérés par l’explosion de la bulle immobilière qui a traversé l’Atlantique d’ouest en est et a frappé l’Irlande, la Grande-Bretagne et d’autres pays européens (la liste s’allongera dans les mois qui viennent), se sont jetés sur d’autres marchés : les Bourses de matières premières et de produits alimentaires qui sont situés au nord (en renforçant l’augmentation des prix) et certaines Bourses de valeur du sud. Jusqu’à ce moment les PED n’ont pas souffert parce que les prix des matières premières sont restés élevés et tout ça, il a permis aux pays exportateurs du sud d’épargner des recettes importantes.

Antonio Torrenzano. Le ralentissement de la croissance économique dans les pays du nord de la planète, comment influencera-t-il à présent les pays en développement ?

Éric Toussaint. Le maintien de très importantes recettes en devises pour les pays exportateurs qui en ont le plus bénéficié jusqu’à aujourd’hui n’est pas garanti. Il est probable que les rentrées baisseront dans les années à venir pour nombreux facteurs. La réduction de l’activité économique dans les pays industrialisés, en Chine et dans d’autres pays asiatiques gros consommateurs de matières premières (Malaisie, Thaïlande, Corée du Sud) devrait finir par pousser à la baisse les prix des hydrocarbures et d’autres matières premières. Certes, le prix du pétrole pourrait être maintenu si l’OPEP se mettait d’accord pour diminuer l’offre de pétrole ou si un gros producteur était empêché de fournir le pétrole au rythme normal (agression contre l’Iran de la part d’Israël ou des États-Unis; possible crise sociale et politique au Nigeria ou ailleurs; catastrophe naturelle ici ou là…) et si les spéculateurs à la hausse poursuivaient leurs achats de produits pétroliers. L’évolution des prix des aliments exportés dépendra de plusieurs facteurs. Par ordre d’importance, je signale le maintien ou non de l’augmentation de la production d’agro-combustibles, la poursuite de la spéculation à la hausse sur les Bourses de produits agricoles, le résultat des récoltes (celles de céréales devraient augmenter en Europe) qui est influencé notamment par le changement climatique. Il faut y ajouter une réduction probable des transferts des migrants vers leur pays d’origine. On verra… mais je ne suis pas optimiste. Selon les auteurs du rapport annuel 2008 de la Banque des règlements internationaux (BRI), les pays les plus menacés sont l’Afrique du Sud et presque tous les pays du Continent africain, la Turquie, les pays baltes et ceux d’Europe centrale et orientale comme la Hongrie et la Roumanie (ces deux pays sont au bord de l’éclatement d’une bulle immobilière avec comme facteur aggravant que les prêts ont été indexés sur des devises fortes, en particulier le franc suisse).

Antonio Torrenzano

 

Net Bibliogr@phie.

Pour d’autres renseignements sur les activités, les publications et les colloques du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde, consulter le site numérique de l’organisation http://www.cadtm.org.Pour lire le dernier rapport 2008 de la Banque des règlements internationaux (BRI), consulter le site web de l’institution internationale http://www.bis.org

 

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