Conversation avec Alain Touraine, sociologue, écrivain,directeur d’études à l’École des Hautes Études en sciences sociales de Paris. Alain Touraine est docteur honoris causa des Universités de Cochabamba (1984), Genève (1988), Montréal (1990), Louvain-la-Neuve (1992), La Paz (1995), Bologne (1995), Mexico (1996), Santiago (1996), Québec (1997), Córdoba (Argentine, 2000). Auteur des nombreux essais traduits dans plusieurs langues diplomatiques, il vient de publier «Penser autrement» (éditions Fayard, 2007) et «Si la gauche veut des idées» avec Ségolène Royal aux éditions Grasset. Le dialogue a eu lieu dans la ville de Turin pendant le festival «Biennale Democrazia», au mois d’avril 2009.
Antonio Torrenzano.Je voudrais revenir avec vous sur la période qui s’est ouverte au milieu des années soixante-dix jusqu’à la chute du mur de Berlin. Quelle est votre analyse ?
Alain Touraine. Cette période avait commencé avec la crise du pétrole, autrement dit après un déplacement massif de ressources venues du Japon et de l’Europe occidentale en direction des pays pétroliers, qui placèrent leurs réserves dans des banques de New York afin de générer des intérêts, ce qui témoignait déjà d’une forme de globalisation de l’économie. Depuis un tiers de siècle au moins, malgré l’agressivité du camp soviétique au début de la période, le monde occidental a pris une avance considérable dans presque tous les secteurs de la vie industrielle et économique, où les États-Unis ont acquis une position de plus en plus dominante. Une vision économique de l’histoire s’est alors imposée, conférant de plus en plus d’importance aux facteurs économiques et technologiques du changement social. La mondialisation des marchés, la croissance des entreprises transnationales, la formation de réseaux (networks) dont Manuel Castells a bien souligné l’importance capitale, et la nouvelle efficacité d’un système financier capable de transmettre les informations en temps réel, la diffusion par les mass media, par la publicité et par les entreprises elles-mêmes de biens culturels de masse le plus souvent américains, tous ces faits, maintenant bien connus de tous, ont créé cette globalisation caractérisée à la fois, aux yeux de nombre d’analystes, par un élargissement rapide de la participation aux échanges internationaux et par l’emprise d’un grand capitalisme dont les centres de décision sont le plus souvent américains. Pourtant, dès le début, la société civile souligna l’impossibilité d’une généralisation de ce modèle, et rapidement des protestataires se manifestèrent dans toutes les parties du monde,tandis que se multipliaient les soulèvements contre les États-Unis. Plus récemment, les graves conséquences de la crise financière et de la crise économique, elles ont accentué la défiance à l’égard des grandes entreprises qui sont apparues moins comme l’avant-garde de la modernisation que comme les agents d’une spéculation effrénée, ou comme des sources d’enrichissement direct pour leurs dirigeants.
Antonio Torrenzano. L’élément de la mondialisation de l’économie, en termes historiques, afin de pouvoir comprendre les effets de la désagrégation dès nos sociétés contemporaines.
Alain Touraine. Si le thème de la globalisation a acquis une importance politique centrale, c’est pour une raison qui n’est pas économique, mais idéologique : ceux qui ont chanté le plus fort la gloire de la globalisation ont en effet voulu imposer l’idée qu’aucun mode de régulation sociale ou politique d’une économie mondialisée n’était plus ni possible ni souhaitable, puisque l’économie se situait à un niveau mondial et qu’il n’existait pas d’autorité capable d’imposer des limitations à l’activité économique à ce niveau-là. L’idée même de globalisation portait en effet en elle la volonté de construire un capitalisme ultime, libéré de toute influence extérieure, exerçant son pouvoir sur l’ensemble de la société. C’est cette idéologie d’un capitalisme sans limites qui a suscité tant d’enthousiasme et tant de contestation. Malgré ces résistances, le nouveau «mode de modernisation», fondé sur la libre entreprise et le rôle central du marché dans l’allocation des ressources, s’est vite installé partout. Ces rapides indications nous permettent de dégager les principales implications culturelles et sociales de la mondialisation.
Antonio Torrenzano. Quelles sont-elles, alors selon vous, les principales implications culturelles et sociales ?
Alain Touraine. La plus manifeste est la formation d’une société de masse dans laquelle les mêmes produits matériels et culturels circulent dans des pays de niveaux de vie et de traditions culturelles très variés. Le premier d’entre eux est l’influence culturelle exercée par les grandes entreprises de consommation et de loisirs : Hollywood est bien l’usine à rêves du monde entier. Mais on constatera aussi qu’elle ne fait pas disparaître pour autant les productions circonscrites à un lieu. Car on assiste, d’un autre côté, à la diversification de la consommation dans les pays les plus riches. À New York, Londres ou Paris, il y a plus de restaurants étrangers qu’autrefois, et l’on peut y voir davantage de films en provenance d’autres pays du monde. Enfin, on assiste aussi à une résurgence de formes de vie sociale et culturelle traditionnelles ou nourries par la volonté de sauver une culture régionale ou nationale menacée. Mais partout, comme un effet de ces tendances opposées s’accélère le déclin des formes de vie sociale et politique traditionnelles et de la gestion nationale de l’industrialisation.
Antonio Torrenzano. Pouvons-nous analyser cette phase comme une situation de transition pendant laquelle les nombreux acteurs (institutions internationales, États occidentaux) feront tout ce qu’il est possible pour retrouver l’équilibre ?
Alain Touraine. Le plus urgent, aujourd’hui, c’est de redonner à la société de nouveaux moyens de se reconnaître et de se représenter. Une société divisée en castes n’est plus une démocratie. De quelle démocratie pourrions-nous discuter sans une égalité des ressources ou une égalité de possibilités ?
Antonio Torrenzano