“Penser la Méditerranée et méditerranéiser la pensée”. Une analyse d’Edgar Morin.

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Le texte « Penser la Méditerranée et méditerranéiser la pensée » est un extrait d’un colloque tenu par le professeur Edgar Morin pour la Chaire Averroes, Université Cadi Ayayad, éditions de l’UNESCO, au mois de décembre 2001. Au vu de ce vent de changement soufflant sur la région, l’Europe doit penser à revoir les bases sur lesquelles seront reconstruites ses politiques moyen-orientales. Ce carnet numérique retient que cette analyse est encore très contemporaine. Un point de repère pour l’Europe duquel partir de nouveau. Espérons-le… !

 

« Le monde est de plus en plus soumis à une pensée à la fois linéaire, quantitative, spécialisée. Une telle pensée ne perçoit que la causalité mécanique alors que tout obéit de plus en plus à la causalité complexe. Elle réduit le réel à tout ce qui est quantifiable, devient aveugle à la souffrance, la joie, la passion, la poésie, le bonheur et le malheur de nos vies. Elle produit l’aveuglement, non seulement sur l’existence, le concret, l’individuel, mais aussi sur le contexte, le global, le fondamental.

 

Elle entraîne un morcellement, une dilution et finalement une perte de la responsabilité. Elle favorise à la fois les rigidités de l’action et le laxisme de l’indifférence. Elle contribue fortement à la régression démocratique dans les pays occidentaux où tous les problèmes devenus techniques échappent aux citoyens au profit des experts et où la perte de la vision du global et du fondamental laisse libre cours, non seulement aux idées parcellaires les plus closes, mais aussi aux idées globales les plus creuses, aux idées fondamentales les plus arbitraires, y compris et surtout chez les techniciens et scientifiques eux-mêmes (d’où le primat du programme au détriment de la stratégie, l’hyperspécialisation au détriment de la compétence générale, la mécanicité au détriment de la complexité organisationnelle).

 

Elle ignore l’individu vivant et sa qualité de sujet, donc les réalités humaines subjectives. La logique d’efficacité, prédictibilité, calculabilité, hyperspécialisation, chronométrie s’est répandue hors du secteur industriel, notamment dans le monde administratif où son organisation était déjà préfigurée dans l’organisation bureaucratique. Elle s’est emparée de nombreux domaines de l’activité sociale : comme l’a dit Giedeon, la mécanisation prend les commandes.

 

Elle devient maîtresse d’abord dans le monde urbain, puis dans le monde rural où elle transforme les paysans en agriculteurs et banlieusardise bourgs et villages… Elle envahit la vie quotidienne: elle règle voyages, consommation, loisirs, éducation, services et provoque ce que George Ritzer appelle la macdonaldisation de la société. Elle se répand sur la planète. Ainsi, la rationalité close produit de l’irrationalité. La « pensée unique » n’est qu’un rameau économique de la pensée réductrice disjonctive qui règne dans tous les domaines et qui commande également les pourfendeurs de cette pensée unique. La pensée disjonctive et la pensée réductrice, incapables de relever le défi des problèmes planétaires, sont tout aussi incapables de traiter les problèmes méditerranéens. La pensée quantitative ne peut qu’être aveugle aux qualités méditerranéennes.

 

C’est le Nord qui a hyper développé la pensée réductrice, quantitative, disjonctive. La pensée du Nord anglo-saxon est faite pour aménager, traiter la prose de la vie, les problèmes d’organisation techniques, pratiques, quantifiables. Or la prose fait survivre alors que la poésie est vivre : une pensée méridionale, comme l’a dit justement Cassano, intègre en elle l’art de vivre, la poésie de la vie. C’est la Méditerranée qui a besoin d’une pensée qui relie, qui reconnaît et défend les qualités de la vie, qui sont art de vivre, clairvoyance, poésie, compréhension.

 

La pensée méridionale, que propose Cassano, est précisément une pensée complexe. La pensée complexe devient nécessairement une pensée méridionale, c’est-à-dire méditerranéenne ».

Edgar Morin.

 

 

 

 

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