Pourquoi le monde de demain est-il encore suspendu dans notre imagination ? Conversation avec Mireille Delmas-Marty, Collège de France.

Conversation avec Mireille Delmas-Marty, écrivaine, juriste, professeure des universités de Lille II, Paris XI puis Panthéon-Sorbonne jusqu’en 2002. Élue membre de l’Academie des Sciences morales et politiques en 2007, Mireille Delmas-Marty occupe depuis 2002 la chaire d’Études juridiques comparatives et internationalisation du droit au Collège de France ou son cours questionne l’humanisation des systèmes de droit à un moment où celle-ci semble plus que jamais nécessaire. Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues étrangères, dont « Pour un droit commun», édition Le Seuil, 1994;« Trois défis pour un droit mondial », Le Seuil en 1998; « Le crime contre l’humanité », avec Emanuela Fronza, Isabelle Fouchard et Laurent Neyret, aux éditions PUF en 2009; «Libertés et sûreté dans un monde dangereux », Le Seuil, 2010. Elle est notamment l’auteur de « Les forces imaginantes du droit », oeuvre monumentale en plusieurs volumes : Le relatif et l’universel, Le pluralisme ordonné, La refondation des pouvoirs, Vers une communauté de valeurs ?, éditions Le Seuil, 2004-2011. L’entière conversation, recueillie par la journaliste Jasmina Sopova, a été publiée sur la revue «Le courrier de l’UNESCO », numéro 04, octobre-décembre 2011, 64e année. Tous les numéros de la version électronique du Courrier de l’UNESCO peuvent être lus à la suivante indication numérique http://www.unesco.org/fr/courier

Jasmina Sopova. Face à la mondialisation, l’humanisation des systèmes de droit progresse-t-elle ou marque-t-elle le pas ?

Mireille Delmas-Marty. À première vue, l’humanisme juridique semble renforcé par la multiplication des instruments juridiques et des instances internationales chargées de contrôler le respect des droits de l’homme, de même que par l’apparition d’un droit humanitaire et l’émergence d’une justice pénale à vocation universelle. Et sur le plan économique, le marché global a pour ambition de créer des emplois et d’accroître la prospérité. En apparence, donc, tout a l’air d’aller pour le mieux dans le meilleur des mondes… Or, la mondialisation, qui fonctionne comme une loupe grossissante, révèle une série de contradictions et soulève une nuée de questions. Comment concilier le concept de sécurité et le principe de liberté ? Les droits économiques et la protection de l’environnement ? La mondialisation aggrave même la situation lorsqu’elle dissocie, par exemple, les droits économiques, déjà globalisés, des droits sociaux qui relèvent des États, eux-mêmes affaiblis par les contraintes qu’imposent les marchés financiers. On peut également se demander s’il n’y a pas de contradiction entre l’universalisme affirmé par la Déclaration des droits de l’homme de 1948 et la Convention 2005 de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, qui qualifie la diversité culturelle de patrimoine commun de l’humanité.

Jasmina Sopova. Comment ces contradictions se traduisent-elles dans les faits ?

Mireille Delmas-Marty. L’une des contradictions les plus fortes concerne les migrations. Les frontières sont ouvertes aux marchandises et aux capitaux, mais fermées aux êtres humains. La tendance est même au durcissement du contrôle et de la répression dans bon nombre de pays, au point d’aboutir à une sorte d’amalgame entre immigration et criminalité. Or, ces mêmes pays, en imposant l’ouverture des frontières au marché global, déséquilibrent les marchés locaux et incitent les populations à partir. En somme, ce sont les mêmes acteurs qui fabriquent l’immigration et qui, simultanément, la répriment. Par ailleurs, la dissociation entre droits économiques et droits sociaux limite la croissance aux profits économiques et financiers, sans empêcher l’aggravation de la précarité et des exclusions sociales, qu’il s’agisse du chômage ou de la grande pauvreté. L’écart s’accroît entre les revenus les plus élevés et les plus faibles au même rythme que la prospérité progresse. Enfin, l’exploitation des ressources naturelles, un secteur où les entreprises multinationales jouent souvent un rôle moteur, est à l’origine d’un nombre grandissant de conflits armés dans le monde, notamment en Afrique et en Amérique latine. C’est ainsi que les crimes de guerre, les génocides, les crimes contre l’humanité et les crimes d’agression persistent, malgré la création d’une Cour pénale internationale. Certes, son entrée en vigueur est relativement récente (2002), mais les raisons sont aussi d’ordre structurel : le statut de la CPI ne prévoit pas la responsabilité des personnes morales, et les entreprises demeurent impunies en cas d’infraction. Le constat affaiblit le rôle dissuasif qui était pourtant inscrit dans ce statut (à la différence des tribunaux ad hoc qui jugent des crimes déjà commis).

Jasmina Sopova. Qu’en est-il des contradictions entre les droits économiques et les droits de l’environnement ?

Mireille Delmas-Marty. L’impératif de développement et de compétitivité dissuade les États de s’engager dans la protection de l’environnement. Comment, dès lors, protéger la planète contre les effets négatifs du changement climatique, l’érosion de la biodiversité ou la pollution des eaux ? Tandis que les pays industriels conditionnent leur engagement à celui des pays en développement ou émergents, ces derniers invoquent l’équité historique : dans la mesure où les pays industriels sont à l’origine de la pollution de la planète, ils doivent à présent participer à l’effort général pour préserver l’environnement, tout en permettant aux autres de se développer. L’expression « développement durable » est supposée organiser une synergie entre les droits économiques et les droits de l’environnement, mais tant que l’on n’y aura pas intégré la notion de développement équitable, il s’agira d’une synergie « en trompe-l’oeil ».

Jasmina Sopova. Tous ces exemples mettent en évidence un processus de déshumanisation. Que peut faire le droit ?

Mireille Delmas-Marty. Son rôle est difficile, car dans un monde en transformation accélérée, il ne s’agit pas de revenir à un concept statique, défini comme « humanisme juridique », mais de mettre en place une dynamique, c’est-à-dire des processus d’humanisation. Plutôt que de réaffirmer des principes, il faut tenter d’inverser, dans les pratiques, le mouvement de déshumanisation. Seule une application effective des droits de l’homme évitera les dérives du totalitarisme politique, comme celles du totalitarisme du marché, notamment du marché financier.

Jasmina Sopova. De quels moyens dispose-t-il ?

Mireille Delmas-Marty. Le droit n’offre pas une réponse à chacun des défis que j’ai évoqués. Mais certains processus juridiques en cours offrent des débuts de réponses pour humaniser la mondialisation. Par exemple, construire une citoyenneté à plusieurs niveaux : c’est un processus lent et difficile, mais il répond aux problèmes des migrations comme à ceux liés à l’environnement. Certes, la citoyenneté du monde est un vieux rêve qui existe depuis l’Antiquité. Plus près de nous, Emmanuel Kant a rêvé de la paix perpétuelle entre les nations dans l’Allemagne de la fin du 18e siècle, de même qu’en Chine, Kang Youwei a rêvé de l’âge de la grande paix du monde à la fin du 19e siècle. Ce «rêve des deux K » pourrait se réaliser progressivement. On observe déjà que la création d’une citoyenneté européenne, sans faire disparaître les citoyennetés nationales, tend à les compléter. À l’échelle planétaire, le Forum mondial sur la migration et le développement met petit à petit en place une approche globale intégrant le souci d’humanisation aux contraintes économiques. En attendant que les pays d’émigration se décident à ratifier la convention des Nations Unies sur les droits des travailleurs migrants (signée en 1990), on peut y voir l’ébauche d’un processus de reconnaissance de certains droits qui préfigurent une future citoyenneté du monde. C’est en regardant l’avenir, face aux risques globaux, que nous commençons à prendre conscience de l’humanité comme une communauté de destin.

Jasmina Sopova. Est-il utopique d’imaginer une gouvernance mondiale fondée sur des principes humanistes ?

Mireille Delmas-Marty. À l’heure actuelle, c’est encore une utopie. L’hétérogénéité de la puissance,partagée entre quelques États et les grandes entreprises multinationales, rend l’organisation d’une gouvernance mondiale extrêmement difficile. Il faudrait parvenir, en cas de violation des droits de l’homme, à responsabiliser tous les titulaires de pouvoir. Pour les États, un tel processus commence à fonctionner au sein du Conseil de l’Europe (avec la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la cour de Strasbourg), également en Amérique latine (la Convention interaméricaine relative des droits de l’homme ) et depuis peu en Afrique (avec la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples). À défaut de Cour mondiale des droits de l’homme, des mécanismes moins contraignants se mettent en place, mais ils sont insuffisants et dispersés.

Jasmina Sopova

* Un particulier remerciement à l’artiste et photographe Emmanuelle Marchadour pour le portrait de Mireille Delmas-Marty.

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