Conversation avec Samir Amin et Martin Nkafu Nkemnkia. *Samir Amin, professeur de sciences économiques,a travaillé de 1957 à 1960 dans l’administration égyptienne du développement économique et a été, de 1960 à 1963, conseiller du gouvernement du Mali, puis directeur de l’Institut africain de développement économique et de la planification. Il dirige actuellement le bureau africain du Forum du Tiers-Monde à Dakar.*Martin Nkafu Nkemnkia est professeur à l’Université Pontificale Lateranensis et Urbanienne de Rome, chaire de culture, religion et pensée africaine. Auteur de nombreux essais, il s’occupe des problèmes liés à l’éducation et au dialogue inter-culturel.Le dialogue avec les deux maîtres à penser a été lieu entre Rimini et Rome.
Antonio Torrenzano. J’aimerais commencer notre conversation dans la vision de l’Homme et de la force vitale de la vie dans la pensée africaine. Les demandes des individus du continent sont identiques au reste du monde:liberté de pensée, d’expression, d’association, liberté de choisir les propres gouvernants, transparence dans la gestion des biens publics, combat pour la tutelle des droits humains fondamentaux. Mais des résultats concrets ont été toujours étouffés par des guerres,de violences,multiples famines et millions de réfugiés.
Martin Nkafu Nkemnkia. L’homme est vu en relation entre soi-même et ses semblables, entre soi-même et le monde. On peut affirmer que dans notre culture dire “Je” équivaut à dire “Tu” et dire “Nous” signifie dire “Homme”. L’homme dans la pensée africaine reste inconcevable si non en relation avec le Monde et avec Dieu. Combien à la réalité du monde, elle se présente comme une réalité indiscutable . Le monde devient objet d’argumentation seulement quand les analyses succèdent sur le monde des aïeux, sur le monde surnaturel, le monde de la vie. Le monde pour comme il se présente au peuple africain, il reste le meilleur, le seul parce qu’incorruptible,le seul qu’offre toujours de nouveau pour la vie. Le monde de la vie apporte en soi les graines de l’immortalité et de l’éternité. Dit d’abord tout ceci, dans la philosophie africaine on a une vision d’ensemble de la réalité dans laquelle il n’y a pas place pour dichotomies irréductibles entre matière et esprit, entre l’âme et le corps, entre tensions spirituelles et la vie quotidienne, entre le monde des vifs et le monde des aïeux. La vision du monde comprend, en conséquence, soit le monde matériel visible soit le monde spirituel invisible. La vie est donc force vitale. Vivre est exercice d’une force vitale. Il signifie être lié de manière permanente à cette force sans laquelle il n’y a pas nulle. Notre culture est caractérisée par les relations. La civilisation africaine est une culture de rapports. Se rapporter, il signifie participation vitale à l’autre, à la solidarité familière. L’individu ne peut pas se réaliser au dehors de la communauté. La primauté du pluralisme communautaire s’oppose à la réalité du moi-même. L’individu existe si la communauté existe. Cet exemple sert à clarifier l’idée du “tous” avec le “tout”. L’impérialisme n’est pas une idée africaine.
Antonio Torrenzano.Sans pain, la démocratie a fini pour s’ensabler et les programmes d’ajustement structural (PAS), inspirés aux principes du libéralisme mondial, ont fait le reste. L’idée que la démocratie soit un luxe pour les peuples africains, est-elle une fausseté ?
Samir Amin. La démocratie est une condition indissociable de l’émancipation des hommes. On ne peut pas concevoir l’émancipation, s’il n’y a pas celle de l’esprit. Dans chaque champ, la démocratie offre à la créativité des chances les plus amples. Une démocratie cependant entendue comme vrai soutien aux intérêts de tous et pas seulement aux privilégiés. Dans ce sens, il faut distinguer les moyens pour une vraie démocratie populaire de ceux d’une démocratie réservée aux privilégiés. Une démocratie donc lointaine de l’idéologie dominante, inventée et construite à l’usage de peu d’individus ou au soutien des intérêts des multinationales. Une vraie démocratie est indissociable du progrès social, mais ceci signifie qui doit combiner les exigences de la liberté avec celles pas moins importantes de l’égalité.
Antonio Torrenzano. Ces deux valeurs ne sont pas spontanément ou nécessairement complémentaires, ils sont souvent en conflit.
Samir Amin. Combiner liberté et égalité représente la caractéristique intrinsèque du défi que le continent africain et la planète entière devront affronter. La démocratie institutionnelle, proposée par l’idéologie dominante aujourd’hui, constitue un obstacle à un vrai progrès social. L’égalité, sacrifiée sur l’autel de la compétition, devient alors la liberté des propriétaires ou, de manière plus générale, la suprématie du marché. Je crois en revanche qu’il puisse exister une démocratie sans marché. Actuellement, l’idéologie dominante associe l’idée de la démocratie à la liberté du marché : que c’est une formule idéologique dans le sens le plus vulgaire et négatif de la parole. Dans le contexte présent, d’un capitalisme mondialisé, la démocratie (aussi dans ses formes mutilées), n’est pas un progrès réel ou potentiel, mais au contraire, un mot vide sans légitimité et crédibilité. La liberté, associée à la propriété qui est mise sur le même étage et sanctifiée par le système économique, il réduit le rang des revendications d’égalité: puisque la propriété est distribuée toujours par manière inégale et il concerne une minorité. Dans notre époque, caractérisée par les grands oligopoles financiers dominants, l’extrême inégalité et l’association liberté/propriété ensemble combinée, ils mettent le pouvoir réel dans les mains d’un leader en réduisant la démocratie à la pratique d’inutiles rituels.
A.T. Est-ce qu’ils sont encore contemporaines les mots d’une poésie du Salvador Diaz Miron:” rappelez-vous,souverains et vassaux, excellences et mendiants, personne n’aura droit au superflu jusqu’à quand un seul individu, il manquera du nécessaire” ?
Martin Nkafu Nkemnkia. Je constate à présent des sociétés vidées de si mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de créativités artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités sans avenir. Nos économies à la mesure d’homme ont été empoisonnées au seul bénéfice d’un nord du monde riche qui a fait maraudage de matières premières et d’autres produits. Les sociétés africaines étaient sociétés démocratiques, des sociétés coopératives et fraternelles; non seulement ante capitaliste, mais aussi anti capitaliste. Nos civilisations étaient cultures courtoises. Un continent si riche dans son aspect multiculturel, dans ses traditions, dans ses langues qu’il est impossible de le schématiser dans un discours univoque. L’univocité du continent réside encore dans la conception sociale du copartage du quotidien: car tout ce qui appartient à la communauté, il appartient à l’individu. Notre histoire doit être considérée comme une perpétuation de valeurs, comme actualisation du passé dans la plénitude du présent. L’Afrique est une source féconde dans la formation du genre humain, un berceau de l’humanité, la vraie patrie des ancêtres de l’humanité. L’Afrique est une dans son substrat. Pour aucun motif, elle ne doit plus être encore assassinée.
Antonio Torrenzano