Edgar Morin est écrivain, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS. Edgar Morin est docteur honoris causa de plusieurs universités à travers le monde. Son travail a exercé et il continue à exercer une forte influence sur la réflexion contemporaine, notamment dans le monde méditerranéen et en Amérique latine. Il a créé et préside l’Association pour la pensée complexe (APC). Il est membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la Décennie de la culture de paix et de non-violence. Il soutient, depuis sa création en 2001, le fonds associatif Non-Violence XXI. Il est président du comité scientifique du Groupe d’Études et de Recherches pour le Francais Langue Internationale GERFLINT ensemble à Jacques Cortès. Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues étrangères, nous rappelons les derniers: «Éduquer pour l’ère planétaire, la pensée complexe comme méthode d’apprentissage dans l’erreur et l’incertitude humaine» (avec Raul Motta, Émilio-Roger Ciurana), Balland,2003; «Université, quel avenir?» (avec Alfredo Pena-Vega), Paris, éditions Charles Léopold Mayer, 2003; «Pour entrer dans le XXIe siècle», réédition de Pour sortir du XXe siècle publié en 1981, éditions Le Seuil, 2004; «L’an I de l’ère écologique» (avec la collaboration de Nicolas Hulot), Paris, Tallandier, 2007; «Vers L’abîme», Paris, L’Herme, 2007; « Comment vivre en temps de crise » ( avec la collaboration de Patrick Viveret), Montrouge, éditions Bayard, 2010. Le dialogue avec le sociologue a eu lieu à Turin au mois de mars 2011.
Antonio Torrenzano. L’occident a vécu une rupture temporelle avec l’implosion de l’Union Soviétique (1989-1990), mais le Nouveau Monde qui était en train d’arriver il l’a continué à gérer avec les anciens moyens d’hier. Toutes les crises aggravent les incertitudes, mais elles favorisent les interrogations. Comment sortir nettement de ce cycle de postmodernité occidentale en gardant le meilleur ?
Edgar Morin. L’incertitude est désormais notre terrain, non seulement dans l’action, mais aussi dans la connaissance. Nous sommes peut-être arrivés à un moment de rupture. Nous sommes peut-être parvenus à une étape, prélude d’une métamorphose. Le propre de la métamorphose, comme de toute création, est de ne pas être prévisible. Le défi de la crise est en même temps un défi à la mondialisation et un défi de la complexité. Les crises aggravent les incertitudes, mais elles peuvent stimuler les interrogations. Elles peuvent encore stimuler la recherche de solutions nouvelles. Il faut s’efforcer à bien penser, à élaborer des stratégies. Nous sommes dans une période de crise mondiale et nous ne savons ce qui en sortira; tout ce qui témoignera de la possibilité de dépasser cette crise sera une bonne nouvelle.
Antonio Torrenzano. La crise économique d’aujourd’hui est fille d’une bulle spéculative dont l’argent des pauvres a été l’hydrogène.Croyez-vous que la globalisation financière a empêché de construire une véritable mondialité ? Cette mondialisation réductrice, centrée sur la seule dimension économique, a effacé la question des grands enjeux du monde à faveur d’un fondamentalisme marchand . Cette démesure – affirme votre collegue Patrick Viveret – se trouve au coeur de la crise financière : sur les 3200 milliards de dollars qui s’échangeaient quotidiennement sur les marchés financiers, avant la faillite de la Banque Lehman Brothers, seuls 2,7% correspondaient à des biens et à des services réels. Le reste était de l’économie spéculative qui tournait sur elle-même.
Edgar Morin. On peut discuter longtemps des bienfaits et des méfaits de cette mondialisation, je crois que c’est la misère qui domine. Le processus de mondialisation a porté à l’hégémonie de l’économie, du profit et des échanges. Ce processus a apporté lui-même ses ambivalences : création de nouvelles zones de prospérité, un nouveau développement en Chine, Brésil, Inde, mais aussi de nouvelles zones de misère. Mais ce qui est important, c’est son ambivalence profonde; ce processus n’a pas de régulation interne. Contrairement aux anciens États , c’est un processus déchaîné, sans contrôle aucun, qui peut produire des crises. Or, une des tragédies de la pensée actuelle, c’est que nos universités produisent de spécialistes dont la pensée est très compartimentée. L’économiste ne verra que la dimension économique des choses, comme le démographe ou le juriste la leur, et tous se heurteront à la difficulté de concevoir les relations entre deux dimensions. Ainsi, plus les problèmes deviennent planétaires, plus ils deviennent impensés. Plus progresse la crise, plus progresse l’incapacité à penser la crise.
Antonio Torrenzano. Mais, derrière les «comptes », soutient votre collègue Patrick Viveret, il y a toujours des « contes ». L’occident, très récemment – soutenait Marcel Mauss – a fait de l’homme un animal économique. Mais nous ne sommes pas encore tous des êtres de ce genre.
Edgar Morin. Les économistes ont le regard fixé sur les seuls résultats chiffrés, et ignorent les réalités humaines, faites de sensibilité, de haine, d’amour, de passion. Ils analysent encore le quantitatif en oubliant le qualitatif. Nos espoirs, sans être autant utopiques, sont improbables. Mais l’improbable a toujours eu ses chances historiques. Sachons donc espérer l’inespéré et œuvrer pour l’improbable.
Antonio Torrenzano