Dialogue avec Asma Jahangir, avocate, présidente de l’Association du barreau de la Cour suprême pakistanaise, présidente de la Commission des droits de l’homme de son Pays. Asma Jahangir est également rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté de religion ou de conviction et écrivain. Lauréate du prix Prix UNESCO/Bilbao pour la promotion d’une culture des droits de l’homme 2010 et du Prix Four freedon award dans la même année. Asme Jahangir est autrice de nombreux essais, publiés en langue anglaise, dont « Divine Sanction? The Hudood Ordinance » en 1988 et «Children of a Lesser God: Child Prisoners of Pakistan » en 1992. L’entière conversation, recueillie par la journaliste Irina Zoubenko-Laplante (fonctionnaire international à la division des droits de l’homme, de la philosophie et de la démocratie) a été publiée sur la revue « Le courrier de l’UNESCO », numéro 02, mois avril-juin 2011, 64e année, dirigée par Éric Falt. Tous les numéros de la version électronique du Courrier de l’UNESCO peuvent être lus à la suivante indication numérique http://www.unesco.org/fr/courier
Irina Zoubenko-Laplante. Au début des années 1980, vous avez créé le centre d’assistance juridique AGHS géré exclusivement par des femmes.
Asma Jahangir. Lorsque j’ai terminé mes études, mon diplôme de droit de l’Université du Penjab en poche, j’ai réalisé que je n’allais pas trouver de cabinet juridique pour m’engager. Je me suis dit que la meilleure solution serait certainement de monter mon propre cabinet. Je me suis alors associée avec deux amies, puis avec ma soeur, Hina Jilani. C’était une époque où les femmes faisaient l’objet d’une oppression totale. Le mouvement des femmes était en train de naître, mais il y avait aussi un mouvement des avocats. Nous nous sommes retrouvées au centre de ces deux groupes et nous avons commencé à militer assez rapidement.
Irina Zoubenko-Laplante. Que peut-on faire pour améliorer la condition de la femme ?
Asma Jahangir. Avant tout, promouvoir les droits économiques des femmes, qui manquent cruellement dans de nombreux pays. Les femmes n’ont pas le même statut que les hommes. Même si elles travaillent, elles ne reçoivent pas le même salaire que leurs équivalents masculins à travail égal. De plus, la violence contre les femmes est rampante. Nous devons commencer par mieux informer les femmes de leurs droits, un domaine dans lequel d’énormes progrès ont déjà été réalisés. Et ensuite, nous devons effectuer un travail de sensibilisation sur les droits des femmes auprès de différents acteurs, comme le pouvoir judiciaire, le parlement, les médias, etc. Nous avons obtenu des avancées, mais elles ne sont pas suffisantes.
Irina Zoubenko-Laplante.La promotion de l’égalité des genres peut-elle contribuer à atteindre les Objectifs du Millénaire, en particulier de réduire la pauvreté ?
Asma Jahangir. Je pense que cette aspiration des Nations Unies est louable, mais il est évident qu’il sera impossible d’atteindre ces objectifs d’ici à l’échéance prévue, en 2015. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille baisser les bras. Je pense que le problème des enfants et de la pauvreté est particulièrement grave à l’heure actuelle. Je suis persuadée que les enfants sont les premières victimes de la pauvreté, qu’il s’agisse des enfants défavorisés, des enfants victimes d’abus sexuels, des enfants utilisés pour mendier (une pratique de plus en plus courante) ou des enfants vendus.
Irina Zoubenko-Laplante. D’après votre expérience en tant que rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté de religion ou de conviction, que pensez-vous des capacités humaines de tolérance et d’ouverture ?
Asma Jahangir. Ce mandat très délicat et intellectuellement stimulant m’a beaucoup appris. Par exemple, il n’existe aucun pays au monde où les préjugés n’existent pas et en même temps, il n’existe aucun pays au monde où personne ne lutte contre l’intolérance. Nous devons être conscients de cette réalité aux différents échelons du pouvoir qui doivent édifier des politiques de lutte contre les préjugés et l’intolérance. L’éducation joue un rôle particulièrement important, mais encore faut-il savoir de quel type d’éducation on parle. Dans la région du monde d’où je viens, des personnes ont été radicalisées et militarisées au nom de l’éducation. Nous souhaitons une éducation de qualité, qui ne repose pas simplement sur les manuels, mais aussi sur les interactions entre les enfants de diverses communautés. L’éducation ne doit pas se contenter d’enseigner des tabous, mais plutôt inculquer un vrai respect de la dignité humaine. Par exemple, on n’enseigne pas aux enfants que les gens peuvent s’habiller différemment, qu’un homme peut s’habiller comme une femme, sans s’attirer le mépris des autres, ou qu’une femme peut porter le voile sans que cela signifie qu’elle pense différemment. Je ne vois pas ce type d’enseignements dans aucun manuel scolaire, que ce soit en Occident ou en Orient. À cause des conflits, certains pays se retrouvent isolés et n’ont plus de relations avec leurs voisins, qui sont pourtant fondamentales. En même temps, je pense que le monde doit maintenir sa diversité et ses différentes idéologies, mais il est nécessaire d’insister sur les limites à ne pas franchir. Je ne peux pas forcer une personne à penser comme moi sous la menace d’une arme : je peux la convaincre dans le respect de certaines limites, qui excluent l’abus et la menace. Si je commence à agir ainsi, je fais évidemment preuve d’intolérance. Et si l’on établit des lois discriminatoires, on fait évidemment preuve d’intolérance. Quant à justifier des lois sur la base des normes sociales et de la religion, c’est quelque chose que les pouvoirs publics devront reconsidérer. C’est faire insulte à son propre peuple que de lui dire qu’il est moins digne que les habitants d’autres pays. La question de la dignité est universelle.
Irina Zoubenko-Laplante