Sur l’hypertrophie du présent. Conversation avec Marc Augé, EHESS Paris.

Conversation avec Marc Augé, ethnologue et anthropologue, écrivain. Marc Augé est directeur d’études à l’École des Hautes Études en sciences sociales (EHESS) à Paris ; de 1985 à 1995, il en fut le président (après Fernand Braudel, Jacques Le Goff et François Furet). Directeur de recherches à l’ORSTOM (actuel IRD) jusqu’en 1970, puis, élu à l’EHESS, il a effectué de nombreuses missions en Afrique noire, principalement en Côte d’Ivoire et au Togo, et en Amérique du Sud. Depuis les années 1980, il a diversifié ses champs d’observation, effectuant notamment plusieurs séjours au Venezuela, en Bolivie, en Argentine, au Chili, tout en essayant d’observer les réalités du monde contemporain dans son environnement le plus immédiat. En 1992, il a fondé, avec Jean Bazin, Alban Bensa, Jean Jamin, Michèle de la Pradelle et Emmanuel Terray, le Centre d’anthropologie des mondes contemporains de l’EHESS, qui allaient donner naissance à l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain ( unité mixe de recherche EHESS, CNRS, ministère de la Culture ) et il deviendra membre associé d’une des équipes de cet Institut, le Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture dirigé par Daniel Fabre. Il est l’auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues étrangères dont « Fictions de fin siècle », Paris, Fayard, 2000 ; « Les Formes de l’oubli », Paris, Payot & Rivages, 2001 ; « Journal de guerre », Paris, Galilée, 2003; « Le Temps en ruines », Paris, Galilée, 2003; « Pour quoi vivons-nous ? », Paris, Fayard, 2003; «L’Anthropologie », Paris, Presses universitaires de France, 2004 (avec Jean-Paul Colleyn);« Le Métier d’anthropologue. Sens et liberté », Paris, Galilée, 2006; « Éloge de la bicyclette », Payot & Rivages, 2008; « Où est passé l’avenir», Paris, Panama, 2008 (réédition Le Seuil, 2011); «Le Métro revisité », Paris, Le Seuil, 2008; « Pour une anthropologie de la mobilité », Paris, Payot & Rivages, 2009; « Carnet de route et de déroutes », Paris, Galilée, 2010; « La Communauté illusoire », Paris, Payot & Rivages, 2010; « Journal d’un SDF » , Paris, Le Seuil, 2011; « La Vie en double. Voyage, ethnologie, écriture », Paris, Payot & Rivages, 2011. La conversation a eu lieu à Modène près de la fondation Collegio San Carlo et dans la ville de Rimini au printemps du 2012 pendant le festival culturel Altrementi.

Antonio Torrenzano. On pourrait discuter longtemps des bienfaits et des méfaits de la mondialisation. Je constate toutefois que ce processus a porté à l’hégémonie de l’économie, du profit et de seuls résultats chiffrés en ignorant les réalités humaines.Nous vivons dans une mondialisation réductrice, financière et spéculative plutôt que dans une véritable mondialité faite de passion, de sensibilité, de haine, d’amour, de solidarité.De cette démesure, la crise financière et économique se trouve au coeur.

Marc Augé. L’évolution contemporaine nous oblige en effet à affronter une complexité accrue. Et l’avenir, sans doute, est moins prévisible qu’hier. Les causes sont nombreuses, mais je distinguerai à cet égard deux types d’erreurs: l’erreur morale par un excès d’optimisme, et une erreur intellectuelle par l’incapacité à concevoir la complexité. Complexité encore plus accrue par la situation de crise économique et sociale depuis le 2008 et l’accélération que les nouvelles technologies donnent à nos existences. Cette accélération nous fait vivre dans une sorte d’hypertrophie du présent, hypertrophie qui devient encore plus amplifiée par les vieux et nouveaux médias. Un mélange explosif donc qui change l’expérience individuelle et collective de notre temps présent en produisant de l’incertitude et la peur de l’avenir.

Antonio Torrenzano. L’incertitude est-elle un fantasme ou une réalité ?

Marc Augé. L’incertitude rapproche tout le monde : les jeunes craignent de ne pas trouver du travail, de ne pas projeter leur avenir et ils se sentent bloqués dans un temps présent fait de précarité. Leurs pères, en revanche, ont peur de perdre leur retraite, leur assistance sociale ou de finir en misère. L’avenir fut longtemps porteur d’espoir pour de nombreuses civilisations. Un présent immobile s’est désormais abattu sur le monde, désactivant l’horizon de l’Histoire aussi bien que les repères temporels des générations. Un nouveau régime s’instaure : il influe sur la vie sociale au point de nous faire douter de la réalité.

Antonio Torrenzano. Ortega disait : « nous ne savons pas ce qui se passe, et c’est justement ce qui se passe ». Alors, après quatre ans de crise économique quelle serait-elle la bonne nouvelle : une prise de conscience de l’amplitude et de la profondeur de la complexité ?

Marc Augé. La finance a transformé l’ancien concept de l’universalisme en mondialisme. Elle a remplacé la sphère du social par la sphère de la consommation à n’importe quelle heure du jour en augmentant les inégalités au service du profit. Le capitalisme financier a réalisé à sa manière l’ancien idéal de l’internationalisme socialiste en le transformant dans un internationalisme économique. La politique s’est fléchie au modèle du libre marché et de la mondialisation. Ce repli doit assurer simplement le bon fonctionnement du marché et l’action politique se traduit alors à une simple action de gouvernance. C’est-à-dire à la gestion des consommations et des services. Nous sommes au dernier chapitre des grandes narrations philosophiques, politiques et nationaux que Jean-François Lyotard identifiait comme l’esprit de la postmodernité.

Antonio Torrenzano

* L’anthropologue Marc Augé participera au prochain festival international de la philosophe qui se déroulera à Modène en Italie du 14 au 16 septembre 2012. Le festival est organisé par la Fondation Collegio San Carlo. Site électronique du festival http://www.festivalfilosofia.it

* Un particulier remerciement au photoreporter Charles Mallison pour l’image de  Marc Augé.

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