Conversation avec Predrag Matvejevic, écrivain, professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’université de Rome. L’écrivain né à Mostar, fils d’une Croate et d’un Ukrainien, après ses études en lettres, il quitte son Pays pendant la guerre des Balkans pour se réfugier en Italie. Le dialogue a eu lieu à Rome.
Antonio Torrenzano. J’aimerais commencer notre conversation en vous demandant quelles sont les conditions préalables pour un nouveau dialogue méditerranéen.
Predrag Matvejevic. L’image qu’offre la Méditerranée est loin d’être rassurante. En effet, sa côte sud présente un certain retard par rapport au nord de l’Europe. Peut-on d’ailleurs considérer cette mer comme un véritable ensemble sans tenir compte des fractures qui la divisent, des conflits qui la déchirent: Palestine, Liban, Chypre, Maghreb, Balkans ? Les rives méditerranéennes n’ont en commun de nos jours que leur insatisfaction. La mer elle-même ressemble de plus en plus à une frontière s’étendant du Levant au Ponant en séparant l’Europe de l’Afrique et de l’Asie Mineure. Les décisions concernant la destinée de la Méditerranée sont si souvent prises en dehors d’elle ou bien sans elle et cela engendre tantôt des frustrations, tantôt des fantasmes. Les jubilations devant le spectacle de la mer méditerranéenne se font rares ou retenues. Les nostalgies s’expriment à travers les arts et les lettres. Les fragmentations l’emportent sur les convergences. Un pessimisme historique s’annonce depuis longtemps à l’horizon. Les exigences ont suscité, au cours des dernières décennies, plusieurs plans et lignes d’action: les Chartes d’Athènes et de Marseille, les Conventions de Barcelone et de Gênes, le Plan de l’Action pour la Méditerranée (PAM) ou le Plan bleu de Sophia-Antipolis projetant l’avenir de la Méditerranée à l’horizon de l’an 2025, les déclarations de Naples, Malte Tunis, Palma de Majorque. Ces efforts, louables et généreux dans leurs intensions, stimulées ou soutenues par certaines commissions gouvernementales ou institutions internationales, n’ont abouti qu’à des résultats limités. Ce genre de discours prospectifs est en train de perdre toute crédibilité. La Méditerranée se présente à aujourd’hui comme un état de choses et elle n’arrive pas à devenir un nouvel ouvrage à construire. Les deux rives ont bien plus d’importance sur les cartes qu’emploient les stratèges que sur celles que déplient les économistes.
Antonio Torrenzano.Pourquoi, à votre avis?
Predrag Matvejevic. Percevoir la Méditerranée à partir de son seul passé reste une habitude tenace, tant sur le littoral que dans l’arrière-pays. La patrie des mythes a souffert des mythologies qu’elle a elle-même engendrées ou que d’autres ont nourries. La tendance à confondre la représentation de la réalité avec cette réalité historique se perpétue. Une identité de l’être en s’amplifiant, éclipse ou repousse une identité du faire. La rétrospective continue à influencer la prospective. Ainsi, la pensée, elle-même, reste prisonnière des stéréotypes. Depuis longtemps, nous savons qu’elle n’est ni une réalité en soi ni une constante: l’ensemble méditerranéen est composé de plusieurs sous-ensembles qui défient ou réfutent les idées unificatrices. Des conceptions historiques ou politiques se substituent aux conceptions sociales ou culturelles sans parvenir à coïncider ou à s’harmoniser. Les catégories de civilisation ou les matrices d’évolution au nord et au sud ne se laissent pas réduire à des dénominateurs communs. Les approches tentées par la côte et celles venant de l’arrière-pays s’excluent ou s’opposent les unes aux autres. La Méditerranée a affronté la modernité avec du retard. Elle n’a pas connu la laïcité sur toutes ses rives. Chacune des côtes connaît ses propres contradictions qui ne cessent de se refléter sur le reste du bassin ou sur d’autres espaces, parfois lointains. La réalisation d’une connivence au sein des territoires multiethniques ou plurinationaux, là où se croisent et s’entremêlent des cultures variées et des religions diverses, elle connaît sous nos yeux un cruel échec. Un exemple? Le Liban, les Balkans . À ce sujet, j’ai rencontré Ivo Andric, peu de temps après l’attribution de son prix Nobel et dans un de ses romans traduits en italien, il y avait une dédicace écrite dans la même langue contenant une citation de Léonard de Vinci: da Oriente a Occidente in ogni punto è divisione . J’ai souvent pensé à cette brève maxime lors de mes périples méditerranéens en écrivant mon bréviaire et je me suis rendu compte à quel point elle s’applique au destin de l’ex-Yougoslavie et aux passions qui l’ont déchirée. Mais, la Méditerranée connaît bien d’autres conflits même sur la Rive-Sud. Sur cette rive, le sable du Sahara avance et efface d’un siècle à l’autre, kilomètres et kilomètres de terres et il ne reste qu’une lisière cultivable entre mer et désert. Or ce territoire est de plus en plus peuplé et ses habitants sont, en majeure partie, jeunes. Qu’est-ce qu’ils feront ? Les tensions suscitent d’inquiétudes au sud mais, aussi au nord. Entre le monde arabe et la Méditerranée, mais aussi au sein des nations arabes entre leurs projets unitaires et leurs propensions particularistes. Les fermetures qui s’opèrent dans tout le bassin contredisent une naturelle tendance à l’interdépendance.
Antonio Torrenzano. Peut-on élaborer une culture méditerranéenne alternative? La Méditerranée existe-t-elle alors seulement dans notre imaginaire.
Predrag Matvejevic. À quoi sert répéter avec résignation ou exaspération les atteintes que continue à subir notre mer ? Rien ne nous autorise toutefois à les faire passer sous silence: dégradation de l’environnement, pollutions, entreprises sauvages, mouvements démographiques mal maîtrisés, corruption au sens propre et au sens figuré, manque d’ordre et défaut de discipline, localismes et régionalismes. Et encore les notions de solidarité et d’échange, de cohésion et de partenariat (ce dernier néologisme est assez révélateur), doivent être soumises à un examen critique. Il n’existe pas qu’une culture méditerranéenne: il y en a plusieurs au sein d’une Méditerranée unique. Elles sont caractérisées par des traits à la fois semblables et différents, rarement unis et jamais analogues. Leurs similitudes sont dues à la proximité d’une mer commune et à la rencontre, sur ses bords, de nations et de formes d’expression voisines. Leurs différences sont marquées par des faits d’origine et d’histoire, de croyances et de coutumes, parfois irréconciliables. Ni les ressemblances ni les différences n’y sont absolues ou constantes. Élaborer une culture méditerranéenne alternative ? L’ouvrage ne me semble pas imminent, ce serait plutôt mieux partager une vision différenciée. Projet modeste, mais plus facile à réaliser. Il faut repenser les notions périmées de périphérie et de centre, les anciens rapports de distance et de proximité, les relations des symétries face aux asymétries.
Antonio Torrenzano