Conversation avec Sami Nair, écrivain, professeur de sciences politiques à l’université Paris VIII-Sorbonne. Sami Nair est directeur de l’Institut d’études et de recherches Europe-Méditerranée et il écrit régulièrement pour les quotidiens «Libération», «El Pais», «Lettre internationale». Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues européennes, dont «En el nombre de Dios», Bercellone, éd. Jearia, Barcelone 1995; «Le regard des vainqueurs. Les enjeux français de l’immigration», Paris, éd. Grasset, 1992. L’entretien a eu lieu à Paris auprès de l’Institut de recherche Europe-Méditerranée.
Antonio Torrenzano. Comment les deux rives de la Méditerranée se perçoivent-elles ?
Sami Nair. Je trouve qu’entre les deux rives (le nord et le sud) de la Méditerranée, il s’agit d’abord d’un problème de représentations. Il y a bien sûr l’inégalité des richesses, la diversité des modes d’organisation sociale, la distribution différenciée des statuts sociaux et des sexes. Plus encore: il y a la manière dont les deux rives se perçoivent. Une perception double sur la raison et sur le sentiment; une sorte de réflexe à la fois spontané et contrôlé, impulsive et réflexive, qui provoque ou l’angoisse ou la haine, la compassion ou l’indifférence et qui peut être meurtrier ou salvateur. Dans son essence, le regard du Nord sur le Sud n’est pas seulement celui du chrétien sur le musulman (ou du juif méditerranéen), du laïc sur le non-laïc, de l’européen sur le non européen et le paysage mental se dessine différemment selon qui habite au nord ou au sud de la Méditerranée. Au Nord de la Méditerranée, on perçoit le Sud à travers une grille certaines fois auto référentielle, stratégique et historique. La relation d’altérité obéit ici à une logique immanente, qui s’appuie sur les fondations d’une puissante civilisation, celle de l’Europe occidentale, porteuse d’une culture universaliste (d’un universalisme réel, non seulement autoproclamé) et de valeurs qui ont fait le monde: raison illuministe, liberté individuelle, égalité juridique garante de la conflictualité sociale, démocratie. Mais, dans le regard de la rive nord-méditerranéenne se conjuguent souvent belle âme, attitude impériale et mauvaise fois pour justifier toujours les nouvelles formes de domination. Toujours sous les mots de coopération technique, économique, culturelle, d’un discours civilisateur… transmis à coups de concepts aujourd’hui et de canon dans le passé.
Antonio Torrenzano. Et la Rive-Sud de la Méditerranée ?
Sami Nair. Les élites du Sud méditerranéen ont historiquement moins agi que réagi. Non qu’elles furent incapables de relever le défi, mais tout s’est passé comme si la force de l’adversaire était supérieure. La Rive-Sud, incapable d’opposer une universalité certaine et singulière à l’universalité abstraite de l’Occident, elle a en permanence oscillé entre la fascination et le rejet, la passion et la haine, le désir ivre de reconnaissance et la volonté infernale d’auto-affirmation. Attitude qui fonctionne différemment si elle est déployée par le technocrate, l’homme d’affaires, l’intellectuel-laïc ou l’intégriste – personnages qui sont depuis trente ans, avec les militaires et les bureaucrates, les acteurs principaux au sud de la Méditerranée. Chacun dans sa façon, ils constituent un mode d’être vis-à-vis de l’Occident. Le technocrate parce qu’il croit de la séparation de la technique de la culture, l’homme d’affaires parce qu’il ne croit qu’aux vertus du négoce; l’intellectuel par son refus de l’éthos occidental et da la modernité sans âme. Pourtant, ces attitudes témoignent moins d’une opposition irréductible entre les éthos des deux rives que d’une situation de communication brisée, paradoxale ou parasitée par de préjugés.
Antonio Torrenzano.