Conversation avec Thierry Fabre, écrivain, historien, chercheur auprès de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme de Marseille. Thierry Fabre est également rédacteur en chef de la revue «La pensée du Midi» et l’idéateur des rencontres d’Averroès à Marseille. Auteur de nombreux essais en France dont l’essai «Traversées» ou «Le noir et le bleu», en Italie il a publié par la maison d’édition Mesogea (http://www.mesogea.it)de Messine: «Rappresentare il Mediterraneo» et «Lo sguardo francese» en collaboration avec Jean Claude Izzo. Le dialogue a eu lieu à Messine et Marseille.
Antonio Torrenzano. La Méditerranée semble être un vaste ensemble insaisissable, un territoire incertain aux contours non certains. Une simple étendue maritime placée entre les terres ?
Thierry Fabre. Cette vision, purement géographique, prosaïque et désenchantée, est réductrice. Elle ne tient aucun compte de la force du mythe, de la présence de l’imaginaire, de la trace des contes et légendes, des récits fondateurs qui habitent toujours notre mémoire et qui orientent notre vision du monde. En un mot, elle oublie la culture. Les relations internationales tendent à marginaliser la dimension culturelle des relations culturelles, et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle se trompe. Elle oublie en effet une dimension cardinale, celle des représentations. Imaginez-vous la politique de la France vis-à-vis de l’Algérie, ou de celle de l’Allemagne vis-à-vis d’Israël, pouvons-nous les définir en dehors des traumatismes du passé et du système de valeurs qui travaillent sur les imaginaires sociaux ? Ce serait irréaliste. L’action politique s’inscrit sur le terrain des réalités concrètes, matérielles, mais elle a autant une portée symbolique qui donne un sens à tel geste plutôt qu’à tel autre. En outre, le sens donné par un acteur à son geste peut être fort et différent du sens perçu par celui à qui il est destiné. Nous sommes là au cœur des relations culturelles internationales, avec ses ambiguïtés et ses incertitudes, ses libertés et ses contraintes.
Antonio Torrenzano.Qu’en est-il de la Méditerranée ?
Thierry Fabre. Elle est souvent présentée sous une forme tranchée et contradictoire. Elle apparaît soit comme le territoire de toutes les confrontations, soit comme un ensemble uni et rêvé où tous les peuples sont appelés à se retrouver dans un avenir commun. Cette vision contrastée est aussi simple que réductrice, aussi claire qu’inexacte. Une et multiple, la Méditerranée a une mémoire commune et fracturée, fissurée par tant de conflits à travers les siècles, ressoudée par tant de rencontres qui ont donné forme au monde méditerranéen. Il nous faut donc tenter de penser la Méditerranée dans la complexité et non selon une logique binaire: elle existe/elle n’existe pas. Il faut tenter de penser la Méditerranée à la fois comme monde frontière et comme monde passage, travaillé par des opacités et par des porosités, par des replis et par des ouvertures. Tentons donc de discerner les fractures qui se dessinent actuellement en Méditerranée, de comprendre l’histoire idéologique et culturelle de ses représentations, de son identité de frontière et d’apprendre enfin les possibles visages de son avenir. Les fractures qui s’annoncent en Méditerranée sont à la fois économiques, démographiques, stratégiques et culturelles. L’écarte du niveau de vie entre l’Union Européenne et les Pays tiers méditerranéens sont (il est vrai) considérables. Ils sont dans un rapport de 1 à 20 et les PIB de l’ensemble des Pays méditerranéens ne représentent que 5% de celui de l’Union européenne. Un écart énorme compte tenu de la proximité géographique entre ces pays. L’Euro-Méditerranée fait donc voisiner deux ensembles économiques aux réalités disproportionnées, séparés par une fracture de richesse qui ne va pas en s’amenuisant. Sur le plan démographique encore, la Méditerranée se caractérise par des déséquilibres démographiques grandissants. Au nord, des populations dont la croissance est stabilisée et qui sont plutôt vieillissantes, alors qu’au sud et à l’est de la Méditerranée la croissance reste forte et que l’immense majorité de la population est jeune. À l’horizon 2025, un net retournement démographique va s’opérer entre le nord et le sud. En effet, les pays du nord du bassin ne compteront plus que d’un tiers de l’ensemble des populations de la Méditerranée, alors que les pays du sud et de l’est rassembleront près des deux tiers de toute la population du bassin méditerranéen. Ainsi, le facteur humain est-il au cœur des relations euroméditerranéennes.
Antonio Torrenzano. La fracture est-elle devant à nous?
Thierry Fabre. En Méditerranée, les déséquilibres démographiques rendent le statu quo non seulement improbable, mais impossible. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin du communisme, on entend de plus en plus souvent parler de menaces du sud. Cette représentation stratégique est même devenue dominante dans les médias occidentaux. On peut pourtant légitimement s’interroger: qui menace qui ? Qui dispose de la capacité de projection de forces militaires ? Qui dispose de l’arme nucléaire, de la maîtrise des satellites et du pouvoir sur l’information, des capacités financières et de la puissance économique, de l’arme alimentaire ou de la puissance technologique ? Il existe certainement le terrorisme, cette arme du faible au fort, mais elle est inversement proportionnelle à la force de frappe du nord vers le sud. Au-delà de la multitude des foyers de conflit intraméditerranéens, qui ne sont pas encore prêts à se régler par des processus de paix ou d’autres tentatives de stabilisation, la principale fracture stratégique en Méditerranée est dans les têtes. Elle procède par l’imaginaire de la peur ou par le clash des civilisations selon la thèse du stratège américain Samuel Huntington qui oppose irréductiblement l’Islam à l’Occident et il fait ainsi disparaître la Méditerranée comme territoire de médiation entre l’Europe et le Monde arabe. Affrontement de civilisations ou partenariat euroméditerranéen ? Tout dépendra de la capacité des Méditerranéens de définir parmi eux des relations de confiance d’où il dépendra la mise en place d’un espace stratégique commun ou, en revanche, un territoire fracturé où il règnera l’insécurité.
Antonio Torrenzano.