La pauvreté en Afrique? Un tsunami silencieux. Conversation avec Jeffrey Sachs.

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Conversation avec Jeffrey Sachs, économiste, écrivain, directeur de l’Institut de la Terre à l’université de Columbia à New York. Il est aussi conseiller spécial du secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon. Auteur de nombreux essais, dont deux livres à gros tirage : «The end of Poverty » et «Common Wealth». Le dialogue avec le professeur a eu lieu en deux moments et dans deux villes différentes: Strasbourg et Rome.

Antonio Torrenzano. Est-ce que la pauvreté peut être un facteur d’instabilité internationale? Les crises alimentaires en Somalie, Éthiopie, au Darfur et, plus en général, dans le continent africain sont devenues très graves et fréquentes. Les crises alimentaires ne sont pas une fatalité,comment faire alors ?

Jeffrey Sachs. L’Afrique, on aime ou on n’aime pas. On la met de côté ou on décide de s’en occuper vraiment. L’Afrique, hier autosuffisante, importe aujourd’hui le 60% de sa subsistance. Elle en importera le double dans vingt ans. Et les devises qu’elle consacrera aux céréales et aux produits alimentaires en général, elle ne les consacrera pas aux machines et aux activités de services dont elle aura besoin. L’aide alimentaire qui lui est accordée allège sa balance des comptes, mais elle autorise chacun de pays à pratiquer des prix agricoles et alimentaires artificiellement bas et qui découragent les producteurs de produire. Cette aide infère des modes de consommation que les terroirs africains ne peuvent pas satisfaire et risque de rendre l’Afrique irréversiblement dépendante de l’extérieur. Le paysan africain n’a pas seulement été économiquement marginalisé. Il l’a été politiquement, socialement. Le paysan africain est enfermé dans une stricte autosubsistance. Il faut augmenter la production alimentaire dans les pays pauvres. Le plus important est d’augmenter la production alimentaire dans les régions pauvres du monde. La plupart d’entre elles ont des niveaux de production alimentaire inférieurs de moitié ou de deux tiers à ce qu’ils pourraient être.La première chose à faire et la plus importante, c’est de fournir une aide financière rapide aux pays pauvres pour les aider à augmenter leur propre production alimentaire. Le problème est que les fermiers sont tellement pauvres qu’ils ne peuvent acheter ni les bonnes graines ni les engrais, ni organiser des systèmes d’irrigation. Donc je crois que pour surmonter cette crise, nous devons aider financièrement les producteurs agricoles dans les pays pauvres; cela augmenterait la production et donc ferait baisser les prix. Cela aiderait également à résorber l’urgence actuelle. La crise alimentaire mondiale n’est pas une fatalité. La demande de biens alimentaires dans le monde a surpassé l’offre. Le problème de l’offre a en fait plusieurs causes. Tout d’abord, la productivité agricole très basse en Afrique et dans d’autres régions pauvres du monde. Ensuite, les chocs climatiques en Australie, en Europe et dans d’autres pays produisant des céréales. Encore l’utilisation d’une partie de la production alimentaire pour les biocarburants. Enfin, les niveaux très bas de stocks de céréales: lorsque la demande mondiale a augmenté, les stocks de céréales ont été insuffisants. Ce qui a causé une explosion des prix. Pour terminer, les barrières douanières des pays exportateurs d’alimentation ont été relevées pour maintenir les prix bas dans leur pays, ce qui a encore accru les prix dans les pays importateurs. La demande de denrées alimentaires a fortement augmenté,mais pas l’offre. Si nous voulons faire vivre l’Afrique, il faut donner aux paysans des raisons de produire, d’acheter,de s’organiser, d’investir, de ménager la nature.De l’autre côté, la communauté internationale est appelée à démontrer non sa générosité, mais sa sagesse. La sagesse de prévenir de nouveaux désordres et de nouvelles catastrophes à venir.

Antonio Torrenzano. Mais, la communauté internationale, sera-t-elle assez myope pour ne pas s’engager? L’Afrique apparait toujours sur les écrans du monde sous forme de clichés dramatiques : sécheresses, famines, désordres, coups d’État, épidémies, réfugiés. L’Afrique semble maudite, condamnée à n’être que le tiers monde du tiers monde, le pôle négatif .

Jeffrey Sachs. Ce genre de politique demande des fonds budgétaires, puisque le gouvernement garantit la disponibilité d’engrais et de graines à bas prix aux fermiers. C’est justement là où l’Europe pourrait aider : en offrant une aide financière aux gouvernements africains qui pourraient la répercuter sur leurs fermiers pour qu’ils produisent plus. Selon moi, ceci est la première étape. Le Malawi a par exemple lancé, en 2005, un programme pour que chaque ferme du pays ait accès aux engrais et à des graines de haut rendement: rapidement, d’une saison à l’autre, ce petit pays a été capable de doubler sa production alimentaire! Et il a su maintenir ce niveau élevé de récolte, par l’action heureuse de cette politique. Il faut plus accepter la pauvreté. L’Afrique de la nature est somptueuse; celle des hommes est dure, impitoyable, misérable. C’est celle d’un continent immensément pauvre, soumis à la fatalité. Un ancien compte africain affirme que l’homme y passe son temps à repousser sa mort de quelques instants sous un ciel magnifique. Il ne faut plus accepter que les populations acceptent la fatalité de la misère, de la sécheresse, de la famine. L’aide alimentaire devra être substituée d’une augmentation de la production alimentaire des pays pauvres. Un sac de farine ne construit plus l’avenir, quelques sacs de blé ne deviennent plus le raccourci miracle qui tranquillise les consciences. Une deuxième phase, elle serait de revoir notre politique envers les biocarburants: il ne faut promouvoir que des biocarburants qui ne rivalisent pas avec l’offre de denrées alimentaires ou avec des terres sur lesquelles elles pourraient pousser. Le drame est d’abord alimentaire. La production vivrière a baissé de 30% par habitant depuis 1960. L’autosuffisance n’est plus assurée, même en l’absence de grande sécheresse. La malnutrition et les maladies tuent chaque jour 100.000 individus. L’écart se creuse entre le nombre de bouches à nourrir et les quantités de nourriture disponible. Par rapport à la crise actuelle et dans l’immédiat, je pense que notre rôle est d’alerter nos gouvernements sur le fait que nous ne voulons pas d’une politique qui néglige les besoins urgents d’un milliard de personnes pauvres affamées. Nous voulons donc que l’Europe, les États-Unis et d’autres gouvernements aident les fermiers dans les pays pauvres à accroître leur production alimentaire pour que cette crise ne perdure pas. Déjà, la ration quotidienne d’un Africain est la plus faible du monde: 850 calories dans certains pays. Le nécessaire est de 3000 calories pour un adolescent et de 2700 calories pour un adulte.

Antonio Torrenzano. Si les tendances actuelles persistent, le déficit céréalier africain atteindra presque 180 millions de tonnes par an, quarante fois plus qu’en 1970. Les dramatiques famines, connues de l’Éthiopie, elles ont été qu’un prélude du désastre contemporain. Le désastre menace tout un continent dont on a ignoré les ressorts et les rythmes. Comment pourrons-nous sortir de cette urgence ?

Jeffrey Sachs. L’urgence dans ce moment tue l’avenir. Le public ne se rend pas compte qu’il existe quotidiennement dans les pays les plus pauvres un tsunami silencieux qui mérite une mobilisation autant que celle de tsunamis visibles. Un désastre est actuellement à l’œuvre dans la plupart des pays d’Afrique et dans de nombreuses parties du tiers-monde.

Antonio Torrenzano

 

*Special thanks to James Nachtwey pour l’image.

 

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