Conversation avec Muhammad Yunus, économiste, entrepreneur bangladais connu pour avoir fondé la première institution de microcrédit, la Grameen Bank, prix Nobel de la paix en 2006. Surnommé le «banquier des pauvres », après avoir occupé le poste de sous-directeur au Planning Commission du gouvernement de son Pays, il devient responsable du département d’économie de l’université de Chittagong où avec des étudiants, il crée un groupe de recherche-action, dont les premiers travaux porteront surtout sur des questions agronomiques. Ce n’est que dans un second temps que Muhammad Yunus en vient à penser qu’une grande partie des problèmes rencontrés par les paysans pauvres de Jobra (le village voisin à l’Université de Chittagong) tiennent à leurs difficultés d’accès à des capitaux. C’est ainsi que le jeune professeur d’économie en vient à proposer un premier microprêt à quelques dizaines d’habitants du village, en utilisant son propre argent. L’effet de ces prêts au montant dérisoire s’avère rapidement très favorable sur la situation matérielle des bénéficiaires. Après avoir tenté d’impliquer qu’une banque commerciale dans le lancement d’une première ligne d’action de microcrédit, l’économiste Yunus décide de créer son propre programme. Celui-ci est officiellement mis en place en 1977, sous le nom de « Grameen ». La « Grameen bank» obtiendra le statut d’établissement bancaire en 1983. Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues diplomatiques, dont «Portraits de microentrepreneurs», avec Jacques Attali, éditions le Cherche midi, Paris 2006; «Vers un monde sans pauvreté», avec Alan Jolis,Paris, édition Lattès, 1997; Muhammad Yunus a publié son dernier livre «Vers un nouveau capitalisme», toujours aux éditions Lattès en 2008. Le dialogue s’est développé dans plusieurs reprises en Italie dans les villes de Bologne et Rome.
Antonio Torrenzano. Qu’est-ce que vous pensez de la dernière crise financière aux États-Unis et dans presque tout l’occident développé ?
Muhammad Yunus. Une manifestation typique des défauts du système. L’occident a été tellement obnubilé par le fait de faire de l’argent pour soi-même qui est arrivé à convaincre les autres, sachant ou devinant qu’il y avait un risque d’échec, mais en tant que vendeur il a embellissé le tableau… Et dans cette manière que les banques ont vendu à des personnes qui n’avaient rien demandé et qui ne comprenaient rien, même pas les éléments juridiques écrits sur les contrats, des prêts qu’ils n’ont pas pu rembourser. Ces individus n’avaient pas dès le début les moyens financiers pour conclure leurs contrats à l’échéance fixée. Avec la crise, rien ne marche plus comme prévu et la catastrophe est sans précédent. Il y a, toutefois, toujours le même problème: après chaque catastrophe financière, le système oublie ce qui arrive à ces victimes du rêve qu’on a leur vendu.
Antonio Torrenzano. Croyez-vous que le capitalisme contemporain a oublié l’individu dans le sens politique de la parole ?
Muhammad Yunus. La dérégulation des marchés financiers a produit cette catastrophe. La communauté internationale devra à présent produire une nouvelle planification et de rigides vérifications de la finance internationale pour que le bénéfice puisse se distribuer vers tout le monde, vers les économies plus faibles et les individus plus démunis. Le problème central du capitalisme unidimensionnel veut que le seul but de l’entreprise soit de gagner de l’argent,de maximiser son profit et que le bonheur soit lié à la consommation. Dans le capitalisme unidimensionnel, tout le monde espère gagner de l’argent en faisant des affaires, de posséder de plus en plus des biens économiques ou de l’argent pour être heureux. Mais, de quel bonheur parle-t-il l’occident ? Le bonheur ne pas un multiple de richesse de ce qu’un individu possède. Ceci n’a pas de sens. L’homme est un être multidimensionnel qui aime aider et coopérer avec les autres sujets humains. En revanche, l’homme artificieusement dessiné par le système capitaliste ne devrait que de gagner de plus en plus de l’argent. La différence entre les deux représentations sociologiques, il est abyssal. L’individu multidimensionnel souffre s’il voit ses congénères en difficulté, il s’implique pour créer un monde meilleur ; l’homme économique est égoïste, seul et ses relations sociales sont projections exclusivement visées à de nouveaux profits.
Antonio Torrenzano. Pourquoi et comment la Grameen Bank est-elle différente des banques traditionnelles ?
Muhammad Yunus. Les instituts traditionnels prêtent de l’argent à qui il en a déjà. Le microcrédit renverse cette pratique: nous donnons de prêts aux pauvres. La garantie unique est la confiance. Qui a reçu de prêts il sait que, s’il rend l’argent dans la limite temporelle préétablie, il pourra accéder à d’autres sommes allouées. Il est un système vertueux qui fonctionne pratiquement toujours. Grâce à cette expérience au Bangladesh, le 80% des pauvres, il est entré dans les programmes du microcrédit. Le défi est d’arriver au 100%: dans cette manière non seulement on améliore l’existence des gens, mais on stimule l’économie du Pays. Il y a des choses que j’ai apprises en cours de route et que je ferais sans doute différemment, à la lumière de ce que je sais aujourd’hui. Dans tout cas, je continuerai à tout essayer pour voir si telle ou telle idée peut marcher,comme nous l’avons fait pour la banque, sans jamais m’arrêter en me disant que ça ne fonctionnera jamais. Le meilleur moyen de savoir si l’on peut réussir quelque chose est d’essayer. La finance et l’investissement ont été toujours vus comme des modèles du rendement, du capital et de l’intérêt avec toutes les limites qu’une vision mono thématique elle peut avoir. Je suis content de ce que j’ai fait,et de l’avoir fait. Content d’avoir trouvé en face de moi du répondant,de la motivation de la part des personnes auxquelles je m’adressais.Content d’avoir été obstiné, de n’avoir jamais laissé tomber,d’y avoir toujours cru même dans les périodes de découragement. Il faut croire dans l’homme multidimensionnel. Croire en ses énormes capacités, qui sont illimitées et qu’il est dommage de ne pas utiliser. Chacun n’utilise qu’une part infime du potentiel qu’il a en lui,et c’est un vrai gâchis. La vie est un processus irréversible,il n’y aura pas de deuxième chance. Depuis le 1989 à aujourd’hui, notre expérience a offert la possibilité de destiner des ressources à des initiatives d’utilité sociale.
Antonio Torrenzano