Conversation avec Emmanuel Todd, historien, démographe, petit-fils de l’écrivain Paul Nizan et le fils du journaliste Olivier Todd. Auteur de nombreux essais comme «La chute finale», en 1976 où il y prédit la décomposition de la sphère soviétique, il a travaillé pour une longue période au service littéraire du quotidien Le Monde. En 1995, il écrit une note titrée «Aux origines du malaise politique français ». Cette analyse, effectuée pour la Fondation Saint-Simon, le fait connaître des médias, qui lui attribuent alors la paternité de l’expression de fracture sociale. En 2002, il publie l’essai «Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain» dans lequel il y a une réflexion sur la puissance déclinante des États-Unis, leur effondrement économique et stratégique, leur incapacité à s’affirmer comme seule superpuissance dans toute la communauté internationale. Cet essai est l’occasion pour Todd d’anticiper la crise financière de septembre 2008, en s’interrogeant : qu’est-ce que c’est que cette économie dans laquelle les services financiers, l’assurance et l’immobilier ont progressé deux fois plus vite que l’industrie entre 1994 et 2000 ? Emmanuel Todd est régulièrement interrogé par les médias au sujet de la vie politique française ou internationale. Le dialogue avec l’auteur a eu lieu à Venise au mois de décembre 2008 pendant un séminaire organisé par l’institut culturel français de Venise en Italie.
Antonio Torrenzano. Pourquoi êtes-vous pessimiste sur la 44e Administration américaine du président Barack Obama ? Pourquoi vos perplexités ?
Emmanuel Todd. Avec le Président Barack Obama resurgit le visage d’une Amérique optimiste et dynamique. Une Amérique civilisée, avec une politique étrangère plus raisonnable, qui aspire à se retirer d’Irak, qui ne veut pas déclarer la guerre à l’Iran. Dans la situation contemporaine de déroutes financière et morale, et compte tenu de la responsabilité inouïe de l’Amérique dans le désordre du monde, le Président Barack Obama va permettre aux proaméricains des pays occidentaux de dire que l’Amérique est redevenue merveilleuse. Avec Bush, on a eu le pire des présidents. Mais, Barack Obama est un homme politique américain et il est entouré de personnalités issues de l’établissement démocrate, voilà mes perplexités.
Antonio Torrenzano. Comment jugez-vous à présent la situation économique, industrielle et de l’innovation technologique aux États-Unis ?
Emmanuel Todd. Si on compare ce qu’étaient les États-Unis en 1945 à aujourd’hui, il serait étonnant d’affirmer qu’il ne reste rien de leur puissance industrielle et technologique. Mais alors qu’ils étaient excédentaires dans tous les domaines, ils enregistrent aujourd’hui un déficit commercial de presque 800 milliards de dollars. La vitesse de régression est hallucinante, et elle n’épargnera pas l’informatique : l’Inde va bientôt porter l’estocade. La situation économique ne changera pas en 2009-2010: elle devrait même se dégrader encore. La question est maintenant de savoir comment, avec l’arrêt de la mécanique des subprimes, on va donner aux Américains les moyens financiers de continuer à vivre. Or les difficultés américaines vont bien au-delà d’une brève période. L’ouragan Katrina avait en 2005 constitué un premier moment de vérité. On a compris tout à coup que les Américains ne disposaient pas d’assez d’argent pour reconstruire leurs villes ou protéger la communauté qui vivait là-bas. Je pense aussi que le conflit au Caucase a contribué, au cours de l’été dernier, à précipiter la crise financière. Il sera en ce sens très intéressant de suivre l’évolution de l’opinion dans les oligarchies financières occidentales.
Antonio Torrenzano. Et dans le domaine militaire ?
Emmanuel Todd. Dans le domaine militaire, le monde est déjà multipolaire. L’incertitude et la complexité tiennent aux illusions que les États-Unis sont encore une hyperpuissance. Ils sont un peu comme les Russes, au moment de l’effondrement du communisme. Il n’y aura plus d’empire américain. Le monde est trop vaste, trop divers, trop dynamique pour accepter la prédominance d’une seule puissance. Les États-Unis restent une grande nation dont la puissance a été incontestable, mais dont le déclin relatif est irréversible. L’entrée en guerre contre l’Irak et la rupture de la paix mondiale ont représenté, de ce point de vue, une étape décisive. Elle redeviendra une grande puissance parmi d’autres.
Antonio Torrenzano