Conversation avec Jürgen Habermas. Né en 1929 près de Cologne, Jürgen Habermas a fait ses études de philosophie à partir de 1949 à Göttingen puis à Bonn. Assistant de Theodor Adorno à Francfort à partir de 1956, successeur en 1964 de Max Horkheimer à la chaire de philosophie, il incarne la deuxième génération de l’école de Francfort. N’ayant cessé de mener conjointement son travail de recherche et une activité journalistique qui le conduit à de multiples prises de position publiques. Sa carrière universitaire le conduit à enseigner à Marbourg, à Heidelberg et auprès de Hans-Georg Gadamer, dont il discutera par la suite la philosophie, ainsi qu’aux États-Unis. Il a dirigé l’Institut Max-Planck de sciences sociales de 1971 à 1982. En 1982, il enseigne à Francfort, qu’il ne quittera plus jusqu’à sa retraite en 1994, où il demeure aujourd’hui en qualité de professeur émérite. Auteur d’une production scientifique considérable, dont une vingtaine de volumes qui ont été traduits en plusieurs langues diplomatiques, Jürgen Habermas a analysé, au cours des dix dernières années, les fondements de la démocratie contemporaine, les relations entre l’universalisme des droits de l’homme et le monde actuel, les relations entre la mondialisation et le multiculturalisme. Le dialogue publié dans ce carnet numérique a eu lieu à Rome au mois de février 2005 et dans l’année 2007 où le professeur était en visite pour des séminaires.
Antonio Torrenzano. Quels sont-ils les défis que pose la mondialisation à la communauté internationale ?
Jürgen Habermas. Nous vivons dans une société mondiale qui est vivement différenciée. Les problèmes de ce nouveau modèle dépassent les frontières nationales des États et ils ne peuvent plus être résolus seulement par les États nationaux. Cette fragmentation demande une coordination, une coopération et la formation d’une volonté politique commune qui dépasse des frontières nationales. Je m’imagine une société mondiale constituée politiquement comme un système à plus niveaux. Au-delà de l’État national, aujourd’hui, nous avons l’organisation mondiale des Nations Unies, mais entre ces deux niveaux il n’a pas été encore développé suffisamment un niveau intermédiaire: c’est-à-dire la concertation et l’élaboration de politiques transnationales. À ce but, une Union européenne devenue capable d’agir en politique étrangère, il pourrait fournir un bon exemple. La non-coordination et la non-concertation du système, qui est à aujourd’hui sans règles juridiques, il ne prévient pas les instabilités produites de l’économie mondiale et financière.
Antonio Torrenzano. Est-ce que l’exemple de l’Union européenne peut être une sorte de laboratoire pour une nouvelle politique intérieure du monde ? Les nouveaux médias de l’ère numérique peuvent-ils agir comme une caisse de résonnance ?
Jürgen Habermas. L’Europe et son organisation régionale doivent communiquer à l’unisson une seule politique étrangère. Une politique européenne étrangère chorale des 27 États membres, elle pourrait contribuer à rappeler aux autres États de la communauté internationale la nécessité d’une composition politique de la société mondiale en partant de l’exemple concret de l’évolution historique du continent européen et de son intégration régionale. Les nouveaux médias peuvent former démocratiquement l’opinion publique, car cet espace électronique doit parvenir à intégrer les voix marginales. Il doit pouvoir se constituer comme une caisse de résonance des problèmes sociaux globaux, en étant réceptif aux impulsions émanant des mondes vécus privés. L‘idée démocratique doit évidemment rester en contact avec la réalité si elle veut continuer à inspirer la pratique des citoyens et des hommes politiques, de même que celle des enseignants, des fonctionnaires, des juges, des étudiants. La citoyenneté démocratique est le seul ciment qui puisse maintenir une cohésion entre des sociétés qui s’éloignent les unes des autres.
Antonio Torrenzano. L’État national, il n’a pas toutefois renoncé à sa politique étrangère et à son pouvoir que la science des relations internationales définit de manière exhaustive.
Jürgen Habermas. Je suis d’accord avec votre affirmation:l’État national recherche encore à exercer une partie de son pouvoir par sa politique étrangère, mais les mutations de l’économie mondiale que nous venons de décrire, elles ont donné une profonde modification à la vision de la société internationale née avec le Traité de Westphalie. Seulement par une nouvelle concertation de politiques transnationales entre les États de la communauté internationale à niveau intermédiaire et le renforcement des Nations Unies, on effacerait définitivement le droit à la guerre qui était un ancien privilège des États souverains. Privilège que des États ont continué à exercer : je pense par exemple au désordre en Iraq. Dans mes derniers essais, par exemple, j’ai défendu l’idée kantienne d’un passage du droit des États à un droit cosmopolite, surtout contre la vision néoconservatrice du libéralisme hégémonique et contre la conception élaborée par Carl Schmitt.
Antonio Torrenzano. Mais Kant il s’imaginait un ordre cosmopolite seulement comme un État démocrate constitutionnel ou une association de républiques unique ensemble réunies par libre choix.
Jürgen Habermas. Kant dans son parcours d’élaboration d’un ordre cosmopolite, il a donné à sa thèse deux différentes possibilités de développement théorique. Il a considéré la forme de la République mondiale et celle de la Ligue des peuples. Kant, il était fasciné par les deux modèles de République qui étaient nés de la Révolution américaine et de la Révolution française. Mais, pour retourner à la question principale de cette interview, je crois que la communauté internationale à l’ère contemporaine devra préparer lentement une nouvelle politique interne du monde sans un gouvernement mondial. La question qui s’impose à nous aujourd’hui est de savoir si une telle idée n’est pas nécessairement tenue en échec par la complexité des sociétés or pour la non-clairvoyance des chefs d’État. Si cette idée, au contraire, elle n’avait plus de liens avec la réalité, comme beaucoup le pensent à présent, il existerait alors seulement des individus privés et des partenaires sociaux, le marché économique et des échanges de consommation, mais il n’y aurait plus de citoyens. Sans une nouvelle politique interne du monde, on verrait se reconstituer sous une nouvelle forme le fatalisme qui régnait dans les anciens royaumes avec la différence que ce ne serait plus des dieux qui régleraient les destins, mais les marchés économiques.
Antonio Torrenzano