Quelle identité européenne face à la mondialisation? Conversation avec Marc Abélès, EHESS Paris.

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Conversation avec Marc Abélès, écrivain, anthropologue, professeur à EHESS, Paris, directeur du Laboratoire d’Anthropologie des Institutions et des Organisations Sociales-LAIOS/CNRS. Normalien, Marc Abélès a consacré ses premiers travaux aux pratiques politiques d’une société d’Éthiopie méridionale (Ochollo) sous la direction de Claude Lévi-Strauss. Il entre ensuite au CNRS et il devient membre du Laboratoire d’Anthropologie sociale où il poursuit ses recherches en anthropologie politique. Parallèlement, il s’intéresse à la vie politique en Bourgogne (Jours tranquilles en 89, 1989), aux rituels de François Mitterrand (Anthropologie de l’État, 1990) ou plus récemment à l’Assemblée nationale (Un ethnologue à l’Assemblée, 2000). Ses dernières investigations ont porté sur les « nouveaux riches » de la Silicon Valley et sur les nouveaux pouvoirs à l’ère de la globalisation (Politique de la survie, 2006). Le dialogue a eu lieu dans la ville italienne de Siena, en Toscane.

Antonio Torrenzano. Comment pouvons-nous analyser la question de l’identité européenne dans ce contexte historique ?

Marc Abélès. L’appartenance européenne est désormais largement intégrée dans nos représentations,mais la période contemporaine se caractérise par la montée de nouvelles incertitudes. Comme les autres habitants de la planète, les Européens sont pris dans ce système de flux qui caractérise la mondialisation. Dans le contexte des profondes transformations que subissent nos économies et nos sociétés, se fait jour une forme d’angoisse concernant l’avenir. Nous assistons à une véritable angoisse anthropologique, qui se manifeste depuis une dizaine d’années par la montée en puissance de l’insécurisation. Dans ces conditions, différents problèmes émergent. Le premier, c’est que face à cet état de précarisation, face à cette insécurité, face à ces angoisses, les individus ont le sentiment de n’avoir plus de références, au sens où ils pourraient se référer à l’action d’un collectif qui serait représentatif de la cohésion de la société, et qui serait en mesure de régler ces questions. Un énorme déficit semble aujourd’hui se faire jour sur ce plan-là. La tendance est d’aller chercher ailleurs,notamment dans des espaces qui ne sont plus des espaces politiques nationaux. Le problème est que ceux qui sont en charge de ces questions nous renvoient à un discours d’harmonie sociale, un discours de convivance. Les individus s’interrogent sur leur survivance et on leur répond sur le mode de la convivance. Le champ politique se trouve donc envahi par une interrogation lancinante concernant l’incertitude et les menaces que recèle l’avenir.élès.

Antonio Torrenzano. L’incertitude réveille-t-elle une angoisse anthropologique?

Marc Abélès. Oui, l’incertitude réveille une angoisse anthropologique ayant trait à la pérennité d’une humanité perçue comme précaire en raison même des dangers qu’elle génère tant pour la nature que pour la culture. On peut considérer comme très symptomatiques le consensus entourant aujourd’hui le principe de précaution, et le fait que ce qui relevait jusqu’alors du débat de société ait pris une place centrale dans la controverse proprement politique. On l’a vu en France lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen, avec l’impact qu’a eu la menace diffuse représentée par l’élargissement, qui s’est condensé en une image caricaturale celle du plombier polonais à l’affût des emplois. Face à l’inconnu, le réflexe consiste, pas à s’abstenir, mais à prendre les devants. Le non français au référendum de mai 2005, par exemple, il peut ainsi être qualifié de vote de précaution. Comme le principe du même nom, il se fonde sur une prise en considération des conséquences négatives de l’action susceptible d’être entreprise. En langage aristotélicien, cela donne un syllogisme du type : si je vote au profit du Traité, il y a un risque que se produise une conséquence négative ; or toute conséquence négative doit être évitée ; donc je ne vote pas ce texte. La démocratie fonctionne désormais dans l’horizon de la survivance, le mandat implicite confié par les citoyens à leurs mandataires consistant à maîtriser au mieux les risques induits par l’action politique. Dans ce contexte, toute initiative de nature à susciter des turbulences apparaît comme intempestive et ne peut que rencontrer le désaveu des gouvernés.

Antonio Torrenzano. Vous affirmez, donc, que la problématique de la survivance oriente aujourd’hui nos préoccupations et nos choix en remodelant l’espace public.

Marc Abélès. La question identitaire se pose désormais sur fond d’insécurité. Chacun sait aujourd’hui que l’innovation est vectrice, même à son corps défendant, de risques. Tout est entrepris pour les minimiser, mais ce faisant le sentiment d’insécurité augmente. L’Europe comme idée s’inscrivait dans un idéal de lendemains meilleurs. Aujourd’hui, l’Europe est toujours en construction, mais le contexte culturel mondial a changé. C’en est fini de la recherche de nouveaux modèles ou d’utopies mobilisatrices. Il n’y a pas à s’étonner si les représentants des pouvoirs publics ont de plus en plus de difficultés à se faire entendre de leurs concitoyens. Il ne s’agit plus tant de promouvoir tel ou tel modèle de société plus ou moins apte à assurer des relations équilibrées entre les êtres. Ce qui importe désormais c’est de réaliser l’harmonie des humains avec leur avenir, et le défi est bien plus difficile à relever. Ce n’est plus tant la nouveauté et l’amélioration qui sont recherchées. Il ne s’agit pas de promouvoir le mieux, mais d’éviter le pire.

Antonio Torrenzano. L’Europe unie peut-elle encore mobiliser l’intérêt et la volonté de ses citoyens ?

Marc Abélès. En ce qui concerne la question de l’identité européenne, cette situation a pour conséquence une véritable disjonction entre les notions d’identité et d’identification. Si l’identité européenne ne fait pas problème pour la très grande majorité des gens, on ne saurait en dire autant de l’identification au projet européen. L’idée est communément admise que les ressortissants des pays membres de l’Union ont quelque chose en commun, pas toujours facilement définissable, mais qu’on s’accorde à considérer comme relevant de la culture et de l’histoire. En revanche, le passage est beaucoup plus difficile à franchir si nous opposons de l’identité à l’identification et qui suppose la mise en partage d’une citoyenneté commune ou d’un patriotisme postnational. Alors que la globalisation pose crûment la question de la survivance, les questions qui se posent, elles sont nombreuses: l’Europe, par exemple, peut-elle encore mobiliser l’intérêt et la volonté des citoyens ?

Antonio Torrenzano

 

* Un spécial remerciement au photoreporter Felipe Lavinz pour l’image de Marc Abélès.

 

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