C’étaient les années 2000. Quels héritages, quelles perspectives ? Conversation avec Zygmunt Bauman, université de Leeds.

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Conversation avec Zygmunt Bauman, sociologue, écrivain. Il a enseigné aux universités de Tel-Aviv et de Leeds. Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues étrangères, il a publié en France : «Le Coût humain de la mondialisation», éditions Hachette, 1999; «Modernité et Holocauste» éd. La Fabrique, 2002; «La Vie en miettes, Expérience postmoderne et moralité» éditions du Rouergue/Chambon, 2003; «L’Amour liquide, de la fragilité des liens entre les hommes» éditions du Rouergue/Chambon, 2004; « La Société assiégée», éditions Hachette, 2005. Le dialogue a eu lieu à Rome, Milan et Reggio Émilia pendant des séminaires universitaires dans l’automne 2009.

Antonio Torrenzano. Vingt ans ans après de la chute du mur de Berlin, comme analysez-vous les profondes transformations de l’occident ? Y a-t-il quelque chose de nouveau dans notre conscience du temps aujourd’hui ?

Zygmunt Bauman. Nous vivons dans une époque de crise. Le vieux système est en train de mourir, mais la nouvelle société n’est pas encore née. Nous sommes dans une époque de transition comme déjà Antonio Gramsci affirmait dans ses « Cahiers ». Les forces dominantes d’aujourd’hui, en particulier le capitalisme financier, elles gèrent par l’argent le monde dans leur intérêt. La récente visite, par exemple, du président américain Barack Obama près de la Republique populaire de la Chine, m’est semblé plus un entretien d’un client chez son directeur de banque qu’une visite diplomatique. Nous vivons désormais dans une société fondée sur la production de marchandises. La situation devient alors chaotique, imprévisible pour les forces qui la dominaient jusqu’à aujourd’hui. Dans une époque de transition, il soutient encore Antonio Gramsci, ils se révèlent alors tous les symptômes, les incertitudes, les instabilités qui tourmentent la société. Nous vivons un grand capotage de l’Histoire occidentale. Le capitalisme a réussi à extraire le capital d’un cadre qui le contraignait trop, celui de l’État-nation avec ses législations et ses tutelles légales et aujourd’hui il règne dans un espace extraterritorial où il n’y a aucune surveillance.

Antonio Torrenzano. L’historien Fernand Braudel distinguait le temps de la longue durée, qui voit se succéder dans l’histoire humaine des systèmes régissant les rapports de l’homme à son environnement matériel, et à l’intérieur de ces phases, le temps des cycles conjoncturels qui ont été décrits par des économistes comme Nicolas Kondratieff ou Joseph Schumpeter. Nous sommes aujourd’hui de façon intelligible dans une phase B d’un cycle de Kondratieff qui a commencé il y a trente à trente-cinq ans, après une phase A qui a été la plus longue de 1945 à 1975 des cinq cents ans d’histoire du système capitaliste. Dans une phase A, le profit est généré par la production matérielle et industrielle ; dans une phase B, le capitalisme doit, pour continuer à générer du profit, se financiariser et se réfugier dans la spéculation. Quelle est-elle votre analyse ?

Zygmunt Bauman. Souvenez-vous du passé et vous perdrez un oeil. Oubliez le passé et vous perdrez les deux yeux : c’est ce qu’affirme un vieux proverbe russe, qui entend souligner la perte d’identité qui frappe celui qui s’exile du passé et s’abandonne à l’amnésie de l’histoire. Je crois que nous sommes à présent dans la dernière partie d’une phase B de Kondratieff, lorsque le déclin virtuel devient réel, et que les bulles explosent les unes après les autres. Les faillites se multiplient, le chômage progresse. Les crises et l’instabilité permanente démontrent la situation contemporaine. Tous les problèmes d’aujourd’hui sont mondiaux alors que la politique reste coincée dans le local. Les liens entre pouvoir et politique, si forts dans le passé, sont desserrés. Tel est notre problème ! Les leaders de la communauté internationale se trouvent dans un labyrinthe : incapables de produire un nouveau système des normes et de concevoir une nouvelle manière de vivre ensemble. C’est pour ça que les lieux ne protègent plus et notre environnement social, que nous espérions rendre homogène, demeure vraisemblablement dans une mosaïque de diasporas.

Antonio Torrenzano. Rarement, au cours de l’histoire de l’humanité, il est apparu aussi urgent qu’aujourd’hui d’interroger notre passé afin qu’il nous dise encore une fois qui nous sommes et où nous allons. Pourquoi dans un système mondial, la communauté internationale n’a-t-elle pas encore développé une gouvernance globale ?

Zygmunt Bauman. L’État nation n’est plus le moteur du progrès social et je pense que l’on ne reviendra plus en arrière. Aujourd’hui, l’État-nation se trouve dans la même situation historique que les petites communautés de l’Ancien Régime. On ne peut pas s’en sortir politiquement en cherchant à restaurer ces ordres anciens, mais en reconstruisant l’alliance entre pouvoir et politique sur des préoccupations mondiales. Le capitalisme est omnivore, il capte le profit là où il est le plus important ; il ne se contente pas de petits profits marginaux. Au contraire, il les maximise en constituant des monopoles. Mais je pense que les possibilités d’accumulation réelle du système ont atteint leurs limites. Le tourbillon de la mondialisation et la fascination qu’exercent les nouvelles technologies semblent inviter tout le monde à rejeter, sans discrimination, les clés du passé. La menace concerne surtout les jeunes tentés de débrancher les fils du passé, une fois pour toutes, et de se laisser aller à la dérive d’une actualité despote et omnivore. Comme si les fragiles équilibres de l’intelligence humaine pouvaient tolérer, sans en compromettre la fraîcheur et la créativité, cette amputation brutale de la dimension du temps et de la durée. L’autosuffisance du présent est toujours et de toute façon une tromperie perverse. Je crois qu’elle est devenue aussi illusoire la possibilité de changer les conditions de vie des hommes, de lutter contre l’insécurité, la servitude, l’injustice, la violence, la souffrance, l’humiliation, de s’opposer à toutes les violations de la dignité humaine.

Antonio Torrenzano. Depuis un certain temps, la recherche en sciences sociales exige si l’État est encore capable de mobiliser la confiance nécessaire pour son action. On peut comprendre l’État moderne comme un système général de réduction d’incertitude. Après une première phase pendant laquelle il s’est agi de garantir la survie physique des citoyens, l’État-providence a également pris en charge la question sociale et il doit désormais s’occuper des risques écologiques. Mais, si le politique ne peut plus assumer son rôle, alors les relations citoyens/État deviennent fragiles. Est-ce qu’il faut réinventer les relations politiques ?

Zygmunt Bauman. L’État-nation, une des inventions les plus fécondes de l’âge moderne,il était un contrat qui permettait d’atteindre ce but à travers une souveraineté circonscrite au territoire et des lois qui définissaient des limites. Un nouveau contrat politique devrait répartir par ces points. Sans une nouvelle assurance collective, il n’y aura aucune stimulation. Sans de nouveaux droits sociaux, un large numéro d’individus croira que leurs droits politiques seront inutiles et pas dignes d’attention. D’un côté, nous avons une politique sans pouvoir et, de l’autre, un pouvoir économique émancipé de la vérification institutionnelle. Le pouvoir économique agit dans un espace mondial, tandis que l’action politique est restée reléguée dans un espace relatif à un lieu particulier comme avant. Chateaubriand dans ses « Mémoires d’outre-tombe » il affirmait : Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, est placé devant une double impossibilité : l’impossibilité du passé, l’impossibilité de l’avenir.

Antonio Torrenzano

 

 

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