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Conversation avec Mario Vargas Llosa, écrivain, prix Nobel 2010, un des éminents représentants de la littérature latino-américaine contemporaine. L’écriture pour Mario Vargas Llosa a toujours été un instrument au service de l’auteur pour ses idéaux et son amour pour l’Amérique latine. Le 7 octobre 2010, il reçoit le prix Nobel de littérature pour «sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées des résistances, révoltes, et défaites des individus». Quand l’auteur obtint le prix Nobel, il afferma qu’il s’agissait d’un hommage à la littérature latino-américaine. L’auteur donne encore à la littérature de nombreuses missions : par exemple la recherche de nouvelles utopies, la recherche d’une réalité différente de laquelle nous vivons. Mais, si la politique est du côté de la raison, l’écriture, elle se place plutôt du côté de la passion. Mario Vargas Llosa est membre de l’Académie royale espagnole. Il a reçu le Prix Cervantes en 1994; le Prix de Jérusalem en 1995; en 2005, le Irving Kristol Award de l’American Enterprise Institute. La bibliographie de Mario Vargas Llosa est très vaste. Nous rappelons ici : « Lettres à un jeune romancier» 2000; « Un demi-siècle avec Borges », L’Herne, coll. « Essais Philosophie », 2004 et Carnets, 2010; « Le langage de la passion. Chroniques de la fin du siècle », 2005; « Dictionnaire amoureux de l’Amérique latine», 2005; « La tentation de l’impossible. Victor Hugo et Les Misérables», 2008; « Le Monde de Juan Carlos Onetti», 2009; «Le rêve du Celte» inspiré par la vie de Roger Casement en 2011; « Visions d’Amérique latine », 2011; « La civilisation du spectacle », 2012. Essayiste, il est membre de l’Académie Royale espagnole. Il est également chroniqueur dans les colonnes du quotidien El País. L’entretien a eu lieu à Santa Caterina Belice (Agrigento, Sicile) où l’écrivain a reçu le prix littéraire Giuseppe Tomasi di Lampedusa près de l’ancien Palazzo Filangeri, aujourd’hui musée de l’écrivain du Guepard au mois d’août 2013.

Antonio Torrenzano. Aujourd’hui vous êtes en Sicile pour recevoir le prix littéraire Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Quelles sont les émotions que ce lieu vous raconte ?

 

Mario Vargas Llosa. Cet endroit m’émeut de manière particulière. Giuseppe Tomasi di Lampedusa a été un écrivain au-dehors de son temps comme Borges, Nabokov. Le Guepard a été un des grands romans du 900. Une oeuvre unique qui n’a pas de précédents et il n’aura jamais d’héritiers. Le Guepard reste encore une oeuvre très vive, puissante. Encore plus que d’autres oeuvres d’écrivains de l’avant-garde de cette époque.

 

Antonio Torrenzano. Quelle est-elle la différence entre la génération d’écrivains comme vous, Gabriel Garcia Marquez, Isabelle Allende et des auteurs de la génération précédente de l’Amérique Latine ?

 

Mario Vargas Llosa. Ma génération en Amérique latine a accordé une grande importance à la forme, à l’aspect technique du roman. En revanche, la génération précédente a considéré comme importants les thèmes historiques en négligeant souvent les aspects purement techniques de l’écriture, de la perspective, de la langue. Pour tous ces auteurs, les aspects formels du texte étaient secondaires, mais ceci a complètement changé avec notre génération.

 

Antonio Torrenzano. Votre roman « Le rêve du Celte » inspiré à la vie de Roger Casement, il raconte d’un patriote irlandais qui a consacré sa vie aux idéaux de justice et liberté jusqu’à la mort. En lisant votre roman, j’ai plusieurs fois comparé la vie de Roger Casement à celle de Giovanni Falcone, le magistrat sicilien tué par la mafia. Un individu qui s’est opposé pour toute sa vie au cancer de la mafia et de l’illégalité. Je crois que Giovanni Falcone autant que Roger Casement, il puisse être le personnage d’un roman historique.

 

Mario Vargas Llosa. Oui, sûrement. La vie de Giovanni Falcone est une histoire humaine merveilleuse qui permet de pénétrer au fond dans le phénomène de la mafia qui a marqué notre temps.

 

Antonio Torrenzano. Jean Baudrillard affirmait par ses écrits que la réalité et la pensée ont disparu dans les écrans. Vous avez beaucoup écrit et réfléchi sur les grandes tragédies du XXe siècle, quelle est-elle votre pensée sur notre époque contemporaine? Cette nouvelle époque peut-elle générer d’individus moins critiques ?

 

Mario Vargas Llosa. Je pense que toute la littérature, la philosophie, la poésie demeurent fondamentales pour la préservation de la liberté et de la citoyenneté. L’école même devrait éduquer à ces principes. Ce n’est malheureusement plus le cas. Pourtant, il faudrait préserver cette curiosité et cet intérêt pour la culture écrite, littéraire, philosophique dans les nouvelles générations, sinon un appauvrissement intellectuel énorme s’ensuivra. Je considère que le pessimisme n’a pas de sens. Toute la littérature nous aide à comprendre mieux notre langue, à penser de manière cohérente, juste, efficace. La littérature abat les frontières au-delà des différences. Les frontières, de cette manière, elles viennent cassées et nous allons au-delà de la langue.

 

Antonio Torrenzano. Antonio Gramsci, il nous rappelle qu’une crise se produit au moment où le vieux monde tarde à disparaitre, et le Nouveau Monde tarde à naitre. Et dans cette période de clair-obscur, il affirmait, des monstres peuvent apparaitre.

 

Mario Vargas Llosa. Le monde dans lequel nous vivons, il est beaucoup plus médiocre de celui-là que nous réussissons à imaginer dans les oeuvres littéraires. L’esprit critique est le meilleur instrument du progrès. Quand nous lisons un roman, nous sommes en train de travailler pour la liberté et pour la fraternité universelle. Comme disait Albert Camus, on peut être pessimiste dans le domaine de la métaphysique, mais pas du point de vue historique, car nous sommes responsables de nos actes et, par conséquent, nous pouvons peser sur la marche du monde. Je crois que tout dépend encore de la politique. Le monde est encore plein de bibliothèques, mais une nouvelle ère culturelle est en train de commencer. Lire toujours des livres, il signifie libérer notre cerveau de l’esclavage des stéréotypes, contribuer à la liberté, augmenter notre esprit critique et apprendre une fraternité universelle.

Antonio Torrenzano. Après la chute du Mur de Berlin, les conflits se sont multipliés, la pauvreté est augmentée, le conflit social n’a pas disparu. La liberté et la démocratie dans nombreux Pays de la planète restent un mirage. La situation en Syrie est par exemple très grave. Contre les dictatures existe-t-il un droit d’ingérence démocratique de la part de la communauté internationale ?

 

Mario Vargas Llosa. Oui, exactement. Pour une société, la dictature, c’est le mal absolu. Et si la dictature est le mal absolu, alors les démocraties ont l’obligation morale d’aider ceux qui y sont soumis et qui luttent pour leur liberté. Je pense qu’il existe des circonstances dans lesquelles les pays démocratiques peuvent aider au rétablissement, à l’établissement de la démocratie. Dans certains cas, en particulier quand une dictature menace la paix internationale, je trouve cette option possible.

 

Antonio Torrenzano. Vous l’avez vécue au Pérou, dans votre Pays natal.

 

Mario Vargas Llosa. Je l’ai vécu chez moi. Les dictatures ont été la cause des situations catastrophique de tous les pays d’Amérique latine. Les conséquences des dictatures militaires sont toujours les mêmes : un renforcement des prérogatives de l’État, dans le secteur public et une aggravation de la corruption. Les dictatures avaient précipité toute la région dans la pauvreté.

 

Antonio Torrenzano. Quel a-t-il été le résultat de cette période historique en Amérique latine ?

 

Mario Vargas Llosa. La catastrophe qui n’a épargné personne et les réformes qui avaient perdu tout caractère attractif pour l’opinion publique.

 

Antonio Torrenzano. Vous avez beaucoup écrit sur l’Iraq. La construction d’un État démocratique et pacifié reste-t-elle une possibilité lointaine ?

 

Mario Vargas Llosa. C’est une perspective possible, mais pas dans l’immédiat. Même dans le scénario le plus optimiste, la démocratisation du pays passera par une voie très lourde. À l’heure actuelle, des attentats systématiques empêchent le retour à la normalité.

 

Antonio Torrenzano. Vous partagez votre vie entre l’Europe (en vivant entre trois villes Madrid, Londres et Paris) et l’Amérique latine. Qu’est ce que vous pensez du modèle politique de l’Union européenne ?

 

Mario Vargas Llosa. L’Europe me semble être le seul grand projet révolutionnaire de la culture de notre époque. Elle devrait être le contrepoids à ce monde de début de siècle en apportant une concurrence intellectuelle salubre pour la santé de l’humanité. Les citoyens de l’île Lampedusa montrent par exemple au monde entier le vrai visage de l’Europe en soignant et en accueillant des individus immigrés qui joignent de la rive opposée de la mer méditerranéenne. Je crois que le peuple de Lampedusa est un exemple pour toute l’Europe d’aujourd’hui. Cette attitude humaine généreuse, il est celle-là que tout le monde devrait avoir devant le problème pénible de l’émigration. Un projet d’une transcendance extraordinaire. Cette Europe est la dernière utopie réaliste, mais si elle prend du retard elle risque de s’affaiblir.

 

Antonio Torrenzano. Comment jugez-vous le travail journalistique dans la vie d’un écrivain?

 

Mario Vargas Llosa. J’ai commencé à l’Agence France-Presse, il y a très longtemps, au desk espagnol. À présent, j’écris des articles pour le quotidien El País. Pour moi, le journalisme a été fondamental ; il a constitué un complément essentiel à ma vie d’écrivain. Je n’aime pas les écrivains isolés dans leur chambre avec leurs fantômes et leurs rêves. Moi, je suis d’une génération qui a toujours pensé que la littérature ne doit pas divertir, mais améliorer la vie et aiguiser la lucidité des gens.

 

Antonio Torrenzano

 

 

lire également : La Sicile du Guepard. Conversation avec Gioacchino Lanza Tomasi. http://e-south.blog.lemonde.fr/2007/08/21/la-sicile-du-guepardconversation-avec-gioacchino-lanza-tomasi/

 

 

 

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Conversation avec Tzvetan Todorov, essayiste, historien. Sa carrière professionnelle s’est déroulée au CNRS du 1968 au 2005, où il est aujourd’hui directeur de recherche honoraire. Structuraliste au départ, il a beaucoup écrit sur les idéologies du XX siècle. En 2008, son œuvre a été couronnée par le prestigieux prix du Prince des Asturies. Auteur des nombreux essais dont : « L’histoire des idées : théorie du symbole», 1977 ; « Nous et les autres », 1989 ; « Le jardin imparfait », 1998 ; « Éloge de l’individu », 2000 ; « Les aventuriers de l’absolu », 2006; « La peur des barbares », 2008; « La signature humaine », 2009; « Le siècle des totalitarismes », 2010. La conversation a eu lieu à Venise auprès de l’université Cà Foscari au mois de mai 2013 et à Milan pendant le festival La Milanesiana au mois de juillet 2013.

 

Antonio Torrenzano. Antonio Torrenzano. Le monde est en train de vivre de profonds changements. Changements pas seulement financiers et économiques, mais aussi politiques, sociaux, institutionnels et moraux. Est-il urgent de réinventer un nouveau modèle social ? Est-il urgent de renouer les utopies pour redonner du sens à la vie ?

 

Tzvetan Todorov. Pour moi, ce n’est pas exactement une philosophie au sens strict du mot, c’est plutôt un choix de valeurs, une vision du monde. L’être humain peut suivre tout ce qu’on lui dit de faire, mais il peut aussi s’en arracher, s’y opposer. Jean-Jacques Rousseau disait ainsi: “l’homme peut acquiescer ou résister”. Cela est pour moi absolument essentiel.La deuxième caractéristique tout aussi fondamentale est que dans l’optique humaniste, la finalité ultime de nos actes doit être le bien-être des êtres humains eux-mêmes. Enfin, la troisième grande caractéristique est l’universalité, c’est-à-dire que les traits que l’on exige des hommes et qu’on leur propose s’appliquent à tous les êtres humains.

 

Antonio Torrenzano. Vous avez beaucoup écrit et réfléchi sur les grandes tragédies du XXe siècle, quelle est-elle votre pensée en revanche sur notre époque contemporaine?

 

Tzvetan Todorov. La confrontation capitalisme contre le communisme est disparue. Nous avons aujourd’hui d’autres contrastes, mais très différents. Il existe pourtant des mutations dans notre monde et notre actualité, qui ont probablement un impact négatif sur la vie morale de la population. L’invention des ordinateurs et leur mise en réseau influencent en profondeur nos activités de communication, donc les relations entre individus et, par là, nos actes moraux. Il y a un siècle, l’information était rare, le téléphone difficile à obtenir, les nouvelles lentes à nous parvenir ; aujourd’hui, l’information est continue et pléthorique. Chacun de nous est branché en permanence sur plusieurs réseaux et communique avec un grand nombre de personnes. Tout le monde jouit de ces technologies, mais en même temps, il se plaint d’un sentiment de solitude, d’isolement, d’abandon. Triomphe et échec de la communication semblent d’avancer de pair.

 

Antonio Torrenzano. Qu’est ce qu’il s’est passé après la chute du Mur de Berlin ?

 

Tzvetan Todorov. Depuis la chute du Mur de Berlin, qui a déclenché la montée en puissance du néolibéralisme, nous sommes en train d’assister en Europe à un changement de perspective, comme si l’effondrement de l’empire soviétique devait entraîner la déconsidération des valeurs de solidarité, d’égalité, de bien commun, dont ce pays et ses satellites se réclamaient hypocritement. Aujourd’hui, la doctrine néolibérale postule que les intérêts économiques priment sur nos besoins sociaux et que l’être humain soit autosuffisant.

 

Antonio Torrenzano. Ce changement, il me semble néfaste … Les conflits se sont multipliés, la pauvreté est augmentée, le conflit social n’est pas disparu.

 

Tzvetan Todorov. Les conflits aujourd’hui se fondent sur divergences politiques, économiques, sur des rêves de pouvoir plutôt que sur une vision clairvoyante de l’avenir.

 

Antonio Torrenzano. Dans un monde où la satisfaction de l’individu est la seule valeur partagée, y a-t-il encore un espace pour vivre ensemble ?

 

Tzvetan Todorov. La morale n’est pas menacée d’effondrement définitif : elle est inhérente à la conscience humaine. Si la morale disparaissait, c’est que l’espèce elle-même aurait subi une mutation. Les évolutions technologiques exigent une meilleure maîtrise de nos nouvelles capacités, un peu comme on apprend à utiliser une voiture sans mettre sa vie en danger.

 

Antonio Torrenzano. Avec Rolland Barthes, vous avez approfondi la théorie du structuralisme. Pourquoi préférez-vous parler de méthodologie plutôt que de théorie ?

 

Tzvetan Todorov. C’est une “méthode”. La méthode structurale était une chose utile à introduire dans le champ des études littéraires pour apprendre à mieux lire les textes, mais une fois qu’on l’a introduite, cela cesse d’être un sujet de bagarre ou de débat. La méthode structurale est plutôt un instrument dont il faut apprendre à se servir et si on l’utilise c’est très bien,mais ce n’est pas le seul instrument disponible dont j’aime me servir.

 

Antonio Torrenzano

 

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Alain Touraine est l’un des plus importants sociologues mondiaux. En 1958, il créé le laboratoire de sociologie industrielle, devenue en 1970, le Centre d’études des mouvements sociaux de l’École pratique des hautes études (EHESS). En 1981, il fond et dirige ( jusqu’en 1993) le Centre d’analyse et d’intervention sociologiques de l’EHESS à Paris, dont il est toujours membre. De 1966 à 1969, il enseigne à la faculté des lettres de l’université de Paris X-Nanterre et depuis le 1960, il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Son œuvre constitue une sociologie de l’action, dont la figure centrale est le sujet. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont « La Critique de la modernité », Paris, éditions Fayard, 1992; « Qu’est-ce que la démocratie ? », Paris, éditions Fayard, 1994; « Le Monde des femmes» Paris, éditions Fayard, 2006, « Penser autrement », Paris, éditions Fayard, 2007; «Après la crise », Paris, éditions Seuil, 2010; « Carnets de campagne », éditions Robert Laffont, 2012. Le dialogue avec le sociologue a eu lieu à Rome au mois de mars près de l’université La Sapienza, Milan et Gênes auprès du Palazzo Ducale au Festival international «La storia in Piazza » »au mois d’avril 2013.

Antonio Torrenzano. Le monde est en train de vivre de profonds changements. Changements pas seulement financiers et économiques, mais aussi politiques, sociaux, institutionnels et moraux. Est-il urgent de réinventer un nouveau modèle social ? Est-il urgent de renouer les utopies pour redonner du sens à la vie ?

 

Alain Touraine. Le philosophe Michel Foucault après la mort de Sartre parle de l’homme qui laisse une trace dans le sable qui s’efface avec le vent. Une belle image, révélatrice d’un monde au déclin. Le processus est déjà enclenché. Et ces changements surviennent et se succèdent à une vitesse fulgurante. Les décideurs doivent être conscients de ces risques. Nous avons longtemps pensé qu’on pouvait diminuer les inégalités en augmentant le niveau de vie pour tout le monde. Aujourd’hui, ce n’est plus ça. Le niveau moyen des inégalités reste encore faible en France et en Europe, mais il a augmenté aux extrêmes. Vous avez 1 pour mille de très riches en haut de la pyramide et, en bas, 20 pour cent de très pauvres. Notre devoir d’intellectuels, c’est d’arrêter ce déclin. Une société divisée en castes n’est plus une démocratie. Je reste convaincu que si les problèmes sont bien posés, ils peuvent être résolus. De quelle démocratie pourrions-nous discuter sans une égalité des ressources ou une égalité de possibilités ?

 

Antonio Torrenzano. J’affirmais dans ma première question que le monde est en train de vivre des radicaux changements. Nous sommes dans une période de crise planétaire et nous ne savons ce qui en sortira. Le paradoxe – comme il soutient votre collègue Edgar Morin – est aussi l’incertitude cognitive et l’incertitude historique sur ce qui s’est produit. Dans la société, cette incertitude provoque plusieurs formes d’individualismes, égoïsmes et nouvelles solitudes humaines. Pourquoi ?

 

Alain Touraine. Il existe plusieurs formes d’individualisme. En premier lieu, il y a l’individualisme qui est le résultat de la désocialisation avec des jeunes qui échappent à la famille, à l’autorité et une montée de la délinquance. Cet aspect négatif d’une société qui se défait est considérable. La deuxième forme d’individualisme est le communautarisme. « Je suis un individu, j’ai une identité et je veux vivre avec des gens qui ont la même identité ». Enfin, il y a un troisième type d’individualisme qui fait qu’un sujet ne croit plus à la transcendance d’une parole divine ou de la loi. Dans ce troisième type, le sujet trouve le principe de légitimité seulement en lui-même. L’économie a été disjointe du social, le social ne s’appuie plus sur rien, l’économie fonctionne pour elle-même et, dans cette manière, elle vide le monde social de son sens. Le problème plus urgent, aujourd’hui, c’est de redonner à la société de nouveaux moyens pour se reconnaître et de se représenter.

 

Antonio Torrenzano. Qui sommes-nous ? Et quelles sont nos préoccupations communes? Imaginons un instant que le monde soit véritablement un « village planète», selon la métaphore qui sert souvent à décrire l’interdépendance contemporaine. Supposons que ce village compte 1 000 habitants, avec toutes les caractéristiques de la race humaine moderne, répartie exactement selon les mêmes proportions. À quoi ce village ressemblerait-il ? À quels problèmes devrait-il faire face ?

 

Alain Touraine. Nous nous sommes enfermés dans une vision de l’avenir copiée sur le passé de plus en plus loin de la réalité. On est aujourd’hui dans un monde qui n’est ni pensé, ni contrôlé, ni choisi. Nous ne sommes même plus capables d’identifier nos besoins. Il faut renouveler nos schémas d’analyse de la société qui cachent la réalité telle pour comme elle est concrètement. Quelle serait alors la bonne nouvelle ? Une prise de conscience de l’amplitude, de la profondeur et de la complexité de la crise économique et des changements sociaux en cours. On pourrait discuter longtemps des bienfaits et des méfaits de cette mondialisation. Ce processus a porté à l’hégémonie de l’économie, du profit et des échanges et à l’augmentation de zones de misère. Nous devons repenser ce village partant du vécu de chaque citoyen et de sa créativité porteuse de sensibilité civile. Le nouveau terrain de la politique devra redémarrer de la créativité de chaque citoyen et ses aspirations.

Antonio Torrenzano

 

 

 

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Conversation avec Antoine Guggenheim, directeur du pôle recherche du Collège des Bernardins à Paris (site numérique http://www.collegedesbernardins.fr) et la journaliste Marine Deffrennes, directeur de la rédaction de la revue Terrafemina. Les derniers ouvrages parus de Antoine Guggenheim : «Caresse, Accomplissement et Transcendance» dans Levinas et l’expérience de la captivité, textes réunis et présentés par Danielle COHEN LEVINAS, Lethielleux – Collège des Bernadins, 2011; « Pour un nouvel humanisme. Essai sur la philosophie de Jean-Paul II », coll. «Essai », Collège des Bernardins – Parole et Silence, 2011; « Un humanisme renouvelé est-il possible?» dans Revue des Deux Mondes, mois de septembre 2011.

Marine Deffrennes. Vous appelez à l’élaboration d’un « nouvel humanisme ». Qu’en est-il de «l’ancien » ?

Antoine Guggenheim. Il s’agit de prendre position par rapport à l’humanisme né dans l’Antiquité, à Rome et en Grèce, avec les philosophes de la personne et du droit romain et la prise en compte de l’universel. Tout homme était censé être intéressant, pour les stoïciens. Ensuite, le christianisme et le judaïsme ont apporté le sens de la personne singulière et de son destin. Puis lors de la grande rupture de la renaissance et après les guerres de religion, on a voulu proposer une base non religieuse à l’humanisme. C’est de cela qu’il s’agit dans le nouvel humanisme : un humanisme qui n’est ni athée, ni religieux, mais qui s’offre à tous comme une piste pour aujourd’hui.

Marine Deffrennes. Faut-il rafraîchir cette notion pour qu’elle soit pertinente à notre époque?

Antoine Guggenheim. Il y a aujourd’hui des forces qui sont pour la personne humaine, quelle que soit leur origine religieuse philosophique ou de civilisation, et d’autres qui sont pour le primat de la technique, pour le primat de tous les choix de l’individu contre toute raison humaine. Il y a un vrai besoin de rafraîchir et de clarifier le débat. L’humanisme permet justement la rencontre de civilisations qui ne se sont approchées que sur le bord, comme la civilisation chinoise et la civilisation européenne sont surtout étrangères l’une à l’autre. Ce sont deux altérités presque sans relation. Au XIXe siècle, les Européens sont venus occuper la Chine, et maintenant la Chine se développe. Mais il y a une vraie rencontre. Dans nos sociétés, il y a des enjeux humanistes très forts. L’émancipation féminine est un humanisme. L’humanisme est même presque un féminisme. Que devient l’humanité lorsque dans le travail comme dans la vie familiale, les rôles sont répartis de manière plus équitable, innovante. On n’a jamais fait ça. Nos modèles anciens ne sont plus adaptables, ils seraient même rétrogrades aujourd’hui. L’humanisme a quelque chose à nous dire à propos de ces enjeux.

Marine Deffrennes. Que peut apporter le point de vue humaniste aux grands débats de société ?

Antoine Guggenheim. En économie, on sait que la crise contemporaine vient d’une nouvelle manière de concevoir le rapport entre les équipes de management responsables, les actionnaires qui apportent le capital, et tous les collaborateurs, les clients et sous-traitants. On a mis davantage l’accent sur le rendement financier en espérant qu’on pourrait développer davantage l’activité : permettre à des gens d’emprunter pour s’acheter une maison, même à 30, 40 ou 50 ans. Bref, on a changé le rapport entre le pouvoir des actionnaires et l’ensemble des autres acteurs. Il y a là une sorte de négation de l’humanisme, les collaborateurs dans une entreprise ne deviennent plus que des pions chargés de remplir les caisses, mais ils sont aussi des consommateurs et des emprunteurs. C’est un serpent qui se mord la queue, où l’on est forcé de fonctionner uniquement au service de l’argent. Il y a là un vrai problème qu’on peut traiter de manière plus humaniste. En bioéthique, la connaissance du génome humain va poser des questions humaines, en effet la détermination du code génétique de chacun va devenir possible à brève échéance. On a déjà commencé pour certaines personnes très riches. Une fois qu’on aura déterminé que telle personne peut présenter telle maladie, tel facteur à risque de violence, tel facteur de manque de fidélité affective… Que va-t-il se passer ? Comment une meilleure connaissance de la nature humaine ne va-t-elle pas déboucher sur un pouvoir de l’homme sur l’homme intolérable ?

Marine Deffrennes. Quelle place donner à la femme et à la différence des sexes dans ce nouvel humanisme ?

Antoine Guggenheim. L’humanisme regarde l’être humain dans toutes ses dimensions. La nature nous fait naître homme ou femme. L’humanisme est attentif à la nature, mais aussi au sens de cela et à l’histoire de la personne. Dans cette histoire il y a des évènements qui m’aident à devenir mieux femme mieux homme, et des évènements qui me gênent. Il y aussi des chocs voire des problèmes psychiques, ou des choix personnels, qui font que je désire devenir transsexuel ou vivre une vie homosexuelle. L’humanisme aide à poser ces questions-là, ni en termes purement biologiques et chimiques, ni en termes de pure liberté individuelle, mais en voyant leur dimension sociale. Le dialogue avec les humanistes peut permettre de ne pas faire peser ces questions uniquement sur les épaules de l’individu, il faut pouvoir réfléchir et les éclairer, car nous n’avons pas de solution à l’avance. Il faut chercher.

Marine Deffrennes. Qui sont les grands humanistes d’aujourd’hui ?

Antoine Guggenheim. On peut poser la question autrement : Qui serait antihumaniste aujourd’hui ? Je pense les hommes et les femmes de pur pouvoir, pouvoir culturel, politique, militaire, ou financier. Ils pensent que par la violence de leurs capacités personnelles ou par des systèmes abstraits et impersonnels, ils vont développer une humanité heureuse.

 Marine Deffrennes

Twitter : @M_Deffrennes

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Bien que le terme d’humanisme ne soit pas à la mode, j’ai décidé de l’associer au numérique pour trois raisons. Premièrement, je m’intéresse surtout à la dimension culturelle du numérique. Il existe un flou entre les mots informatique et numérique : on passe souvent de l’un à l’autre comme s’ils étaient des paroles équivalentes. L’informatique a une histoire particulière : branche des mathématiques au départ, elle s’est rapidement imposée comme une science autonome avant de devenir une industrie, puis une industrie culturelle, et enfin une culture.

 

Nietzsche définit la culture par le fait qu’elle modifie notre regard sur nous-mêmes, sur les objets que l’on produit et surtout sur les objets hérités. Ainsi, les effets de la numérisation sur nos rapports avec le patrimoine, les archives, les livres modifient notre regard de manière significative. En même temps, le numérique produit de nouveaux objets culturels. Le passage de l’informatique au numérique constitue donc une étape importante, un dépassement de la technicité informatique vers les pratiques et usages culturels inscrits dans le numérique. Pour reprendre l’expression de Pascal, l’informatique est l’esprit de la géométrie.

 

Le numérique au contraire est l’esprit de la finesse. Revenons à la définition de l’humanisme numérique. Pendant quelques années, des discours pertinents, parfois exagérés, ont insisté sur la dimension temporelle des effets de la culture numérique sur nos pratiques et usages (vitesse, flux, rapport au temps). Si notre vie quotidienne montre la véracité partielle de ces analyses, le numérique modifie de façon plus radicale encore notre rapport à la spatialité, dont on peut imaginer toutes les modulations possibles. L’être humain ne se caractérise pas seulement par le langage, mais aussi par la manière dont il façonne et habite l’espace. Or le numérique modifie – de manière importante et visible – notre habitus (la construction de la sociabilité au sens large) et les espaces que nous habitons (professionnel et privé, public et institutionnel ). Cette dimension spatiale me semble essentielle, car elle est associée à la nature hybride des objets culturels produits par la culture numérique : un va-et-vient permanent entre deux modalités, le réel et le virtuel.

 

Deuxièmement, il faut prendre un peu de distance avec certains discours sur les humanités numériques. On a d’abord eu tendance à imposer aux sciences humaines et sociales une forme de maîtrise des outils, d’utilisation des données et modèles quantitatifs qui accompagnent le numérique. Et réellement, celui-ci crée des traces qui ont pour effet la mesurabilité. Tout devient – ou peut sembler – mesurable (intentions, comportements…). La séduction du quantitatif fait partie des promesses de certaines approches des humanités numériques. J’encourage une réflexion sur l’histoire de nos disciplines : en quoi est-elle fragilisée par le numérique ?

 

Troisièmement, prenons un cadre plus large, plus pertinent et plus éloquent. Étudiant les liens entre la culture technique et les sciences humaines et sociales, Lévi-Strauss identifie, dans l’histoire de l’Occident, trois moments humanistes déterminants : l’humanisme aristocratique de la Renaissance, l’humanisme exotique du XIXe siècle (découverte des cultures de l’Orient) et l’humanisme démocratique du XXe siècle (celui de l’ethnologue).

 

Au-delà de l’évolution politique (de l’aristocratie à la bourgeoisie et à la démocratie), on peut observer dans ces trois mouvements une évolution de nos rapports avec le document culturel : à la Renaissance, découverte des textes de l’Antiquité classique ; au XIXe siècle, découverte de la temporalité imposée par les cultures venues d’ailleurs ; au XXe siècle, méthode de l’anthropologue et du structuraliste. Cette schématisation exprime un mouvement culturel puissant. Il me semble que le numérique est également un humanisme dans le sens où il modifie nos rapports avec les textes, les supports institutionnels édifiés au XIXe siècle (disciplines universitaires, droit d’auteur, propriété intellectuelle…) et le politique dans sa dimension démocratique (aspects collaboratifs, participatifs…). Je ne prétends pas en donner une définition précise, mais plutôt suggérer une mutation profonde que l’on peut regarder et illustrer de différentes manières.

 

Commençons par les effets de la mobilité. Au début, la culture numérique était une culture de la chaise : on était obligé de travailler devant son ordinateur, sans pouvoir se déplacer. Depuis quelques années, la convergence technique entre le réseau internet et le réseau cellulaire (téléphone intelligent) permet une mobilité croissante.

 

Comment interpréter l’émergence de cette mobilité ? Dans son texte « Les techniques du corps », Marcel Mauss observe que la manière de marcher dans la rue à Paris a été modifiée par le cinéma américain. Il en déduit qu’il existe un rapport déterminant, dans une civilisation donnée, entre la posture du corps et la nature des objets culturels produits par cette civilisation. Pour illustrer son propos, il prend deux cas extrêmes : une culture avec la chaise (la Chine) et une culture sans la chaise (l’Inde). On comprend immédiatement la nature différente des objets, qu’elle soit textuelle ou autre. Il me semble que notre civilisation est en train de vivre une mutation de cet ordre dans l’hybridisation à la fois spatiale et sociale ; c’est là que surgissent des formes de fragilité, parfois de malaise, mais aussi des promesses de nouveauté.

 

Cette première dimension de l’humanisme numérique touche à la fois à la position du corps et au statut de l’espace et de l’habitus. La mobilité a également pour conséquence le retour en puissance du corps à travers le numérique (le tactile, la voix…). Il faut étudier cette nouvelle configuration dans toutes ses dimensions, dans la manière dont elle modifie nos rapports avec notre héritage culturel.

 

En second lieu, considérons notre rapport à la mémoire, surtout collective. Avec le numérique se met en place une inversion essentielle de notre relation avec ce qui est numérisé et archivé : tandis que les interfaces numériques (comme le distributeur de billets) nous donnaient accès à des fonctionnalités bien spécifiques, le monde devient – avec l’émergence de la mobilité et de la réalité augmentée – une interface vers le numérique. Cette modification de notre rapport à la mémoire se retrouve dans la construction des archives numérisées : depuis longtemps, le patrimoine se constitue plutôt par défaut ; avec le numérique, il se construit par un tri, par un choix à la fois éthique et politique. Ce sont des questions importantes auxquelles nous devons réfléchir.

 

En effet, la technique ne peut pas concevoir la mémoire avec des trous, des failles ou des absences – d’où cette utopie, véhiculée par Google et d’autres, d’un accès universel. Néanmoins, les archives ont toujours été des lieux d’oubli puissants et productifs. Il faut également associer à la mémoire collective le statut des traces et de la traçabilité.

 

Dans l’environnement numérique, la nature même de la technique nous impose la création de traces, que les analyses algorithmiques associent à des intentions. Or le fait de visiter un site ne traduit pas forcément une intention… Le danger ne réside pas seulement dans cette confusion, mais dans une tendance à transformer peu à peu les expectations et les comportements en fonction de ces analyses. Il faut savoir contourner, résister, interpréter autrement. Il me semble que les disciplines classiques (histoire, linguistique, littérature…) ont beaucoup à nous dire à ce sujet.

 

Troisièmement, le statut de l’oubli – très puissant dans nos cultures – est gommé ou voilé dans la culture numérique. Je ne parle pas du droit à l’oubli de l’individu qui doit pouvoir éliminer ses traces, mais du fait que la technique ne peut pas concevoir l’oubli – si ce n’est pas comme une faille –, car c’est la nature de la machine, de la technique et du numérique. Il ne faut pourtant pas confondre les deux formes d’oubli. Notre manière d’oublier est constitutive de la manière dont nous apprenons et évoluons. Comme le dit Nietzsche, nous sommes des monstres d’oubli dans le sens où l’on deviendrait des monstres si l’on n’oubliait pas. Dans la machine algorithmique, il est presque impossible de programmer et de coder l’oubli tel que l’homme le pratique consciemment ou inconsciemment. Notre rapport avec la mémoire constitue un enjeu considérable, car il peut façonner nos rapports avec la culture.

 

Quatrièmement, la construction imaginaire de l’intelligence est inhérente à la culture numérique et à la technique informatique. Il y a plusieurs écoles, qui sont liées à l’intelligence artificielle, aux formes d’aide à la décision, aux reproductions de l’intelligence humaine… Pour en savoir plus, il faut s’intéresser aux discours transhumanistes sur les modifications de l’humain et du vivant par la technique. Selon la thèse de la singularité, il existe un moment où il y a convergence entre la technique et le vivant et, à partir de ce moment, c’est la technique qui dépasse l’humain dans son intelligence et ses capacités.

 

Du coup, il faut faire converger les deux : à la fois la transformation du vivant et de l’humain, et une période transitoire de l’humain. Cette évolution importante renvoie aux trois humanismes de Lévi-Strauss, où le Siècle des Lumières ne figure pas. Pourquoi est-il le grand absent de cette périodisation ? Avec la culture numérique, on est en train de vivre les héritages conflictuels du Siècle des Lumières. La culture du livre et de l’imprimé s’est solidifiée à la fin du XVIIIe siècle avec la mise en place juridique et économique de la figure de l’auteur, ce qui a donné lieu à toute une industrie, notamment du livre. En même temps, la tendance du bien commun – héritée du droit romain – insistait sur la libre circulation du savoir pour assurer le progrès et l’avancement des sciences. Cette contradiction entre les deux tendances existe toujours aujourd’hui.

 

C’est une question difficile à résoudre, car elle touche à des modèles économiques puissants et établis. On est obligé de réfléchir à un nouveau modèle intellectuel, social et économique pour essayer d’accommoder les pratiques qui mettent en difficulté l’économie classique héritée de la culture du livre et de l’imprimé. Revenons à l’imaginaire de l’intelligence, pour nous intéresser à la manière dont la science-fiction génère des modèles actifs dans la culture technique et informatique. Je propose deux illustrations de thématiques tout à fait révélatrices. La première concerne le statut de l’enfance. Une série de romans liés aux jeux vidéo racontent des histoires où des enfants prodiges sont sollicités pour jouer à de faux jeux vidéo. Dans cette projection vers l’enfance, il y a une projection de la technique sur elle-même : la technique se pense comme une enfance perpétuelle. Elle est toujours en train de s’inventer, de se renouveler et d’innover.

 

C’est le discours du progrès technique. Cette dimension importée de l’enfance donne un cadre intellectuel qui permet de faire avancer la production technique, surtout dans ses insertions culturelles. Deuxièmement, on constate l’impossibilité de penser un récit sur la fin de l’espèce humaine. Dans tous les discours de la science-fiction, on retrouve la thèse manichéenne d’un robot qui se cherche une identité et qui, dans cette quête, découvre son créateur et se retourne contre lui. C’est le schéma le plus classique. Or on a incorporé un récit de la genèse et de l’identité qui reproduit ces schémas familiers et ne cesse de revenir vers des histoires de généalogie. On retrouve dans cette généalogie de la technique les problèmes évoqués précédemment, c’est-à-dire la recherche des origines pour légitimer l’émergence de nouveaux repères et critères de pertinence.

 

Prenons par exemple la lecture industrielle, c’est-à-dire tous les moteurs ou algorithmes de recommandation et de suggestion édifiée pour nous guider vers des choix de plus en plus pertinents. Ces outils relèvent également de l’impertinence, car dans leurs suggestions, se glissent très souvent un ou deux éléments qui sortent exprès de l’expectation.

 

En effet, les algorithmes ont été modifiés de manière à suggérer des éléments qui surprennent l’internaute, ces éléments inattendus s’avérant souvent achetés ou consultés. L’algorithme modifie donc le paradigme même de la pertinence dans le poids de la répétition et le cumul des informations. C’est devenu un moyen de considérer la lecture sociale, c’est-à-dire une lecture partagée prenant en compte des contributions, des analyses, des annotations, des commentaires… Il y a aussi une lecture sociale dans le sens de la suggestion et de la recommandation. Le moteur de recherche Google fournit des exemples : pendant que vous tapez un mot, il vous donne à la fois des suggestions et des résultats. L’algorithme prend en compte la fréquence d’utilisation du mot en y ajoutant des éléments sémantiques.

 

Dans cette dimension sociale de la lecture industrielle, la sémantique donne des catégories (populaires ou savantes, héritées des bibliothèques) avec lesquelles cohabitent des moteurs algorithmiques qui se distancient de cette fonction sémantique. On assiste ainsi à un conflit entre un mouvement sur le web sémantique (porté en partie par Tim Berners-Lee ) et les plateformes (moteur de recherche de Google) qui insistent surtout sur la dimension algorithmique. Quelle dimension va l’emporter dans la détermination de la pertinence ? À mon sens, cette tension va s’accélérer et pourrait produire des effets inédits.

 

Ce partage entre la sociabilité – dans ce sens spécifique – et la sémantique, se manifeste également dans le retour en vigueur du cloud computing, une forme qui met l’accent sur la fragmentation de l’identité numérique dans sa nature plurielle et polyphonique. Nous avons tous plusieurs pseudo, plusieurs comptes de messagerie. La nouveauté avec le nuage, c’est que ces traces sont rassemblées du fait de la concentration des accès chez quelques fournisseurs dominants. Ces données modifient et alimentent la recommandation ou une certaine forme de lecture industrielle et sociale, transformant la nature même de l’identité dans sa déclinaison numérique.

 

Curieusement, avec la globalisation et l’universalisation de l’accès, il y a un retour très puissant du local. Par exemple, Google donne des résultats différents en fonction du lieu où l’internaute se trouve, et certaines plateformes permettent à des personnes géographiquement proche de dialoguer sans se connaître. La géolocalisation a ainsi créé une nouvelle forme de valorisation qui produit des effets de proximité ou de voisinage, effets qui modifient considérablement ce que l’on voit, ce que l’on obtient comme résultats et la manière dont on perçoit les interactivités et les échanges sur internet. Cela peut jouer dans les deux sens : être utile à la diversité culturelle et linguistique, ou appauvrir l’offre. Notons également que les interfaces se raréfient puisque ne restent que les miniapplications (sur les téléphones intelligents) et quelques navigateurs.

 

À l’époque des conflits entre Netscape et Internet Explorer, les débats associaient le choix du navigateur à la liberté de l’individu. Après une période un peu floue, le navigateur revient en force, mais de manière différente : devenu le lieu de la sociabilité, un lieu qui gère et agrège presque toutes les activités numériques, il remplace en grande partie le système d’exploitation. Au final, deux ou trois producteurs de navigateurs déterminent à eux seuls les interfaces, les manières de voir le monde numérique et d’échanger avec lui. D’ailleurs, ils dépensent beaucoup d’argent pour numériser les archives, mais très peu pour développer les interfaces qui donnent accès à ces archives. Sous couvert de neutralité, ces interfaces sont laissées à d’autres… Il faut donc penser à la fois cette concentration du pouvoir et ce dépassement du système d’exploitation classique.

 

Restent néanmoins les formats et les standards. Comme les données que nous produisons appartiennent à des plateformes, il nous faut des protocoles, des standards et des formats libres et ouverts pour assurer à tous un accès équitable – et c’est là que les gouvernements, tant aux États-Unis qu’en Europe, ne font pas leur travail. Il nous faut des moyens de contrôler et de faire circuler ces données publiques, qui nous sont présentées comme une promesse de ressources pour la prochaine étape d’internet. Pour appréhender la sociabilité numérique, qui a été remarquablement étudiée par Antoine Casilli et Danah Boyd, j’ai pris un point de vue un peu différent en posant une question : pourquoi a-t-on utilisé l’amitié pour construire la sociabilité numérique ?

 

Utilisons trois références classiques pour tenter de répondre à cette question. Aristote affirme que c’est l’amitié – non la parenté ou d’autres formes de liens – qui rend possible la genèse d’une communauté sociale et politique. Pour Cicéron, l’amitié est de l’ordre du visible. On veut partager l’intime, qui n’appartient pas à l’ordre de la visibilité et ne peut donc s’articuler que dans un discours. Par conséquent, l’amitié transforme la force intérieure en passant par le langage. Cette dimension permet de comprendre en partie ce qui se passe sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook. On observe notamment le rôle important du statut de l’image dans la sociabilité numérique. En effet, chaque profil contient un portrait par défaut, que l’internaute peut personnaliser.

 

Ce sont des formes d’articulation de l’intime, constitutives d’un certain échange discursif dans les relations d’amitié. Je ne confonds pas l’amitié au sens classique avec la convivialité, mais il y a des éléments partagés qu’il faut valoriser et étudier. Le chancelier Bacon, pour qui l’amitié a toujours été un calcul, fait référence à un adage classique : si vous avez un ami, vous partagez votre malheur et multipliez votre bonheur. La calculabilité associée à l’amitié numérique n’est pas bien loin… Les formes de calcul qui touchent au domaine de l’intime existent depuis longtemps.

 

Ce qui a changé, c’est l’échelle et la visibilité de ce partage et de ce calcul. Il faut réfléchir aux mutations induites par cette évolution, cette forme d’adaptation employée par la sociabilité numérique. En conséquence, ma thèse est très simple : le numérique opère des ruptures, mais dans la continuité. Ils sont en train de se constituer des formes d’hybridation relatives à l’espace, aux relations dans la société, à la nature de notre identité.

 

Finalement, on retrouve dans la sociabilité numérique – surtout sur Twitter et Facebook – les fonctions classiques de l’image, c’est-à-dire l’icône (incarnation d’une présence), le portrait (représentation d’une absence), l’emblème (image associée à un texte). Il y a une concentration des effets de la représentation visuelle, ce qui explique en partie la puissance de l’image dans le monde numérique.

 

Par ailleurs, deux tendances contradictoires coexistent : le monumental (il suffit de regarder les chiffres !) et la miniaturisation (Twitter, par exemple). Selon moi, on ne fait circuler que des fragments (d’images, de textes, de discours, d’identités…). J’ai appelé ce phénomène la tournure anthologique, l’anthologie étant pratiquée depuis l’Antiquité : on dispose de beaucoup de matériel nous indiquant d’une part une forme de sagesse qui a toujours été transmise dans une littérature volontairement fragmentaire, d’autre part des anthologies de fragments créées à cause de la rareté de l’accès et de l’objet. Aujourd’hui, c’est l’inverse : nous vivons dans une époque de la surabondance, mais nous pratiquons la fragmentation et la reconstruction d’anthologies qui peuvent se partager, se transmettre et signifier des choses différentes en fonction du contexte. En conséquence, les pratiques numériques ont modifié le contexte lui-même (fragmentation et sociabilité) et notre rapport avec le narratif et le récit – le fragmentaire devenant le style même de l’écriture et une forme de pensée.

 

Pour terminer, je voudrais revenir à notre point de départ, à la distinction qui a longtemps été faite entre la technicité de l’informatique et la dimension numérique. Comme si le Code numérique n’était qu’une suite d’instructions que la machine opère. Le Code n’est pas seulement algorithmique ou normatif. Il est aussi un être culturel agissant dans un contexte spécifique : d’ordre technique qui modifie notre rapport à l’écrit et à la culture de l’écrit. Le code n’est pas exclusivement destiné à la machine, mais aussi aux êtres humains ; c’est une forme de pratique lettrée vouée au commentaire et à l’annotation. Cette écriture, qui a ses propres propriétés, modifie notre rapport avec l’imprimé et l’écrit. Nous sommes en train de témoigner de cette culture et de la fabriquer.

 Milad Doueihi

 

* Milad Doueihi est historien des religions, titulaire de la Chaire de recherche sur les cultures numériques à l’université Laval au Québec. Milad Doueihi a été professeur au département de français de l’Université Johns Hopkins aux États-Unis entre 1985 et 1995, responsable pour la version française de la revue Modern Languages Notes en 1996 et enseignant-chercheur honoraire à la faculté des cultures et langues modernes à l’Université de Glasgow. Traduit en plusieurs langues, il s’est imposé comme l’un des grands défenseurs d’un humanisme numérique. Il a publié « Pour un humanisme numérique», Paris, édition Le Seuil, 2011; « La grande conversion numérique », Le Seuil, 2011; « Solitude de l’incomparable, Augustin et Spinoza », Le Seuil, 2009; « Le Paradis terrestre : Mythes et philosophies », Le Seuil, 2006; « Une histoire perverse du cœur humain », Le Seuil, 1996.

 

 

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Version longue prononcée à l’Université de Rome III, le 26 octobre 2011, avec la délégation des humanistes et la participation du Cardinal Ravasi.

 

Qu’est-ce que l’humanisme ? Un grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux ? C’est dans la tradition européenne, Grecque-juive-chrétienne, que s’est produit cet événement qui ne cesse de promettre, de décevoir et de se refonder. Lorsque Jésus se décrit (Jn 8,24) dans les mêmes termes qu’Élohim s’adressant à Moïse (Ex 3,14), en disant : « Je suis », il définit homme – et anticipe l’humanisme – comme une « singularité indestructible » (selon les termes de Benoit XVI). Singularité indestructible qui non seulement le relie au divin par delà la généalogie d’Abraham (comme le faisait déjà le peuple d’Israël), mais qui innove. Car si le « Je suis » de Jésus s’étend du passé et du présent au futur et à l’univers, le Buisson ardent et la Croix deviennent universels.

 

Lorsque la Renaissance avec Érasme, les Lumières avec Diderot, Voltaire, Rousseau, mais aussi le Marquis de Sade et jusqu’à ce juif athée qu’était Sigmund Freud, ils proclament la liberté des hommes et des femmes à se révolter contre les dogmes et les oppressions, à émanciper les esprits et les corps, à mettre en question toute certitude, commandement ou valeur, – est-ce à un nihilisme apocalyptique qu’ils ont ouvert la voie ? En s’attaquant à l’obscurantisme, la sécularisation a oublié de s’interroger sur le besoin de croire qui sous-tend le désir de savoir, ainsi que sur les limites à poser au désir à mort – pour vivre ensemble. Pourtant, ce n’est pas l’humanisme, mais ce sont les dérives sectaires, technicistes et négationnistes de la sécularisation qui ont sombré dans la « banalité du mal », et qui favorisent aujourd’hui l’automatisation en cours de l’espèce humaine. « N’ayez pas peur ! », ces mots de Jean-Paul II ne s’adressent pas seulement aux croyants qu’ils encourageaient à résister au totalitarisme. L’appel de ce Pape – apôtre des droits de l’homme- nous incite aussi à ne pas craindre la culture européenne, mais au contraire à oser l’humanisme : en bâtissant des complicités entre l’humanisme chrétien et celui qui, issu de la Renaissance et des Lumières, ambitionne d’élucider les voies risquées de la liberté. Merci aujourd’hui au Pape Benoît XVI d’avoir invité, pour la première fois en ces lieux, des humanistes parmi vous.

 

C’est pourquoi, avec vous sur cette terre d’Assise, mes pensées s’adressent à Saint-François-d’Assise : qui « ne cherche pas tant à être compris qu’à comprendre », ni « à être aimé qu’à aimer » ; qui éveille la spiritualité des femmes avec l’œuvre de sainte Claire; qui place l’enfant au cœur de la culture européenne en créant la fête de Noël ; et qui, quelque temps avant sa mort, déjà en humaniste avant la lettre, envoie sa lettre « à tous les habitant du monde entier ». Je pense aussi à Giotto qui déplie les textes sacrés dans des images vivantes de la vie quotidienne des hommes et des femmes de son temps, et met le monde moderne au défi de secouer le rite toxique du spectacle aujourd’hui omniprésent.

 

Peut-on encore parler de l’humanisme, mieux : peut-on parler l’humanisme ? Et c’est Dante Alighieri qui m’interpelle en cet instant, célébrant Saint François au Paradis de sa «Divine comédie». Dante a fondé une théologie catholique de l’humanisme en démontrant que l’humanisme n’existe que si et seulement si nous nous transcendons dans le langage par l’invention de nouveaux langages. Comme il l’a fait lui-même, en écrivant dans un style nouveau la langue italienne courante, et en inventant des néologismes. « Outre passer l’humain dans l’humain (« transhumanar » ) (Paradis I : 69), dit-il, tel serait le chemin de la vérité. Il s’agirait de «nouer », au sens d’ « accoupler » ( « s’indova », se mettre là, dans le « où ») ( Paradis 33 :138) – comme se nouent le cercle et l’image dans une rosace – le divin et l’humain dans le Christ, le physique et le psychique dans l’humain. De cet humanisme chrétien, compris comme un « outrepassement » de l’humain dans l’accouplement des désirs et du sens par le langage, s’il est un langage d’amour, l’humanisme sécularisé est l’héritier souvent inconscient. Et il s’en sépare en affinant ses logiques propres dont j’aimerais esquisser dix principes. Ils ne sont pas dix commandements, mais 10 invitations à penser des passerelles entre nous.

 

1) L’humanisme du XXI siècle n’est pas un théomorphisme. L’Homme majuscule n’existe pas.Ni « valeur » ni « fin » supérieure, aucun atterrissage du divin d’après les actes les plus hauts de certains hommes qu’on appelle des « génies » depuis la Renaissance. Après la Shoah et le Goulag, l’humanisme a le devoir de rappeler aux hommes et aux femmes que si nous nous estimons les seuls législateurs, c’est uniquement par la mise en question continue de notre situation personnelle, historique et sociale que nous pouvons décider de la société et de l’histoire. Aujourd’hui, loin de démondialiser, une nouvelle réglementation internationale est nécessaire à inventer pour réguler et maîtriser la finance et l’économie mondialisée et créer à terme une gouvernance mondiale éthique universelle et solidaire.

 

2) Processus de refondation permanente, l’humanisme ne se développe que par des ruptures qui sont des innovations (le terme biblique hiddouch signifie inauguration-innovation-rénovation ; enkainosis et anakainosis ; novatio et renovatio). Connaître intimement l’héritage grec-juif-chrétien, le mettre en examen approfondi, transvaluer (Nietzsche) la tradition : il n’y a pas d’autre moyen de combattre l’ignorance et la censure, et de faciliter ainsi la cohabitation des mémoires culturelles construites au cours de l’histoire.

 

3) Enfant de la culture européenne, l’humanisme est la rencontre des différences culturelles favorisée par la globalisation et la numérisation. L’humanisme respecte, traduit et réévalue les variantes des besoins de croire et des désirs de savoir qui sont des universaux de toutes les civilisations.

 

4) Humanistes, « nous ne sommes pas des anges, nous avons un corps ». Sainte Thérèse d’Avila s’exprime ainsi au XVIIe siècle, inaugurant l’âge baroque qui n’est pas une Contre-Réforme, mais une Révolution baroque amorçant le siècle des Lumières. Mais le libre désir est un désir à mort. Et il fallait attendre la psychanalyse, pour recueillir dans la seule et ultime réglementation du langage cette liberté des désirs que l’humanisme ne censure ni ne flatte, mais se propose d’élucider, d’accompagner et de sublimer.

 

5) L’humanisme est un féminisme. La libération des désirs devait conduire à l’émancipation des femmes. Après les philosophes des Lumières qui ont ouvert la voie, les femmes de la Révolution françaises l’ont exigée avec Théroigne de Méricourt, Olympe de Gouge, jusqu’à Flora Tristan, Louise Michel et Simone de Beauvoir, accompagnée par les luttes des suffragettes anglaises et je n’oublie pas les Chinoises dès la Révolution bourgeoise de 4 mai 1919. Les combats pour une parité économique, juridique et politique nécessitent une nouvelle réflexion sur le choix et la responsabilité de la maternité. La sécularisation est encore la seule civilisation qui manque de discours sur le maternel. Le lien passionnel entre la mère et l’enfant, ce premier autre, aurore de l’amour et de l’hominisation, ce lien où la continuité biologique devient sens, altérité et parole, est une reliance. Différente de la religiosité comme de la fonction paternelle, la reliance maternelle les complète et participe à part entière de l’éthique humaniste.

 

6) Humanistes, c’est par la singularité partageable de l’expérience intérieure que nous pouvons combattre cette nouvelle banalité du mal qu’est l’automatisation en cours de l’espèce humaine. Parce que nous sommes des êtres parlant, écrivant, dessinant, peignant musiquant, jouant, calculant, imaginant, pensant, nous ne sommes pas condamnés à devenirdes « éléments de langage » dans l’hyperconnection accélérée. L’infini des capacités de représentation est notre habitat, profondeur et délivrance, notre liberté.

 

7) Mais le Babel des langages génère aussi chaos et désordres, que l’humanisme ne régulera jamais par la seule écoute attentive prêtée aux langages des autres. Le moment est venu de reprendre les codes moraux immémoriaux : sans les affaiblir, pour les problématiser, en les à rénovant au regard des nouvelles singularités. Loin d’être de purs archaïsmes, les interdits et les limites sont des garde-fous qu’on ne saurait ignorer sans supprimer la mémoire qui constitue le pacte des humains entre eux et avec la planète, les planètes. L’histoire n’est pas du passé : la Bible, les Évangiles, le Coran, le Rigveda, le Tao nous habitent au présent. Il est utopique de créer de nouveaux mythes collectifs, il ne suffit pas non plus d’interpréter les anciens. Il nous revient de les réécrire, repenser, revivre : dans les langages de la modernité.

 

8) Il n’y a plus d’Univers,la recherche scientifique découvre et ne cesse de sonder le Multivers. Multiplicité des cultures, des religions, des goûts et des créations. Multiplicités des espaces cosmiques, des matières et des énergies cohabitant avec le vide, composant avec le vide. N’ayez pas peur d’être mortels. Capable de penser le multivers, l’humanisme est confronté à une tâche épochale : inscrire la mortalité dans le multivers du vivant et du cosmos.

 

9) Qui le pourra? L’humanisme, parce qu’il soigne. Le souci (cura) amoureux d’autrui, le soin écologique de la terre, l’éducation des jeunes, l’accompagnement des malades, des handicapés, des vieillissants, des dépendants n’arrêtent ni la course en avant des sciences ni l’explosion de l’argent virtuel ? L’humanisme ne sera pas un régulateur du libéralisme, qu’il se ferait fort de transformer sans à-coups apocalyptiques ni lendemains qui chante. En prenant son temps, en créant une proximité nouvelle et des solidarités élémentaires, l’humanisme accompagnera la révolution anthropologique qu’annoncent déjà aussi bien la biologie émancipant les femmes, que le laisser-aller de la technique et de la finance, et l’impuissance du modèle démocratique pyramidal à canaliser les innovations.

 

10) L’homme ne fait pas l’Histoire,mais l’Histoire c’est nous. Pour la première fois, Homo Sapiens est capable de détruire la terre et soi-même au nom de ses religions, croyances ou idéologies. Pour la première fois aussi les hommes et les femmes sont capables de réévaluer en toute transparence la religiosité constitutive de l’être humain. La rencontre de nos diversités ici, à Assise, témoigne que l’hypothèse de la destruction n’est pas la seule possible. Personne ne sait quels humains succèderont à nous qui sommes engagés dans cette transvaluation anthropologique et cosmique sans précédent. Ni dogme providentiel, ni jeu de l’esprit, la refondation de l’humanisme est un pari.

 

L’ère du soupçon ne suffit plus. Face aux crises et menaces aggravées, voici venue l’ère du pari. Osons parier sur le renouvellement continu des capacités des hommes et des femmes à croire et à savoir ensemble. Pour que, dans le multivers bordé de vide, l’humanité puisse poursuivre longtemps son destin créatif.

Julia Kristeva

 

 

 

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Conversation avec Mireille Delmas-Marty, écrivaine, juriste, professeure des universités de Lille II, Paris XI puis Panthéon-Sorbonne jusqu’en 2002. Élue membre de l’Academie des Sciences morales et politiques en 2007, Mireille Delmas-Marty occupe depuis 2002 la chaire d’Études juridiques comparatives et internationalisation du droit au Collège de France ou son cours questionne l’humanisation des systèmes de droit à un moment où celle-ci semble plus que jamais nécessaire. Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues étrangères, dont « Pour un droit commun», édition Le Seuil, 1994;« Trois défis pour un droit mondial », Le Seuil en 1998; « Le crime contre l’humanité », avec Emanuela Fronza, Isabelle Fouchard et Laurent Neyret, aux éditions PUF en 2009; «Libertés et sûreté dans un monde dangereux », Le Seuil, 2010. Elle est notamment l’auteur de « Les forces imaginantes du droit », oeuvre monumentale en plusieurs volumes : Le relatif et l’universel, Le pluralisme ordonné, La refondation des pouvoirs, Vers une communauté de valeurs ?, éditions Le Seuil, 2004-2011. L’entière conversation, recueillie par la journaliste Jasmina Sopova, a été publiée sur la revue «Le courrier de l’UNESCO », numéro 04, octobre-décembre 2011, 64e année. Tous les numéros de la version électronique du Courrier de l’UNESCO peuvent être lus à la suivante indication numérique http://www.unesco.org/fr/courier

Jasmina Sopova. Face à la mondialisation, l’humanisation des systèmes de droit progresse-t-elle ou marque-t-elle le pas ?

Mireille Delmas-Marty. À première vue, l’humanisme juridique semble renforcé par la multiplication des instruments juridiques et des instances internationales chargées de contrôler le respect des droits de l’homme, de même que par l’apparition d’un droit humanitaire et l’émergence d’une justice pénale à vocation universelle. Et sur le plan économique, le marché global a pour ambition de créer des emplois et d’accroître la prospérité. En apparence, donc, tout a l’air d’aller pour le mieux dans le meilleur des mondes… Or, la mondialisation, qui fonctionne comme une loupe grossissante, révèle une série de contradictions et soulève une nuée de questions. Comment concilier le concept de sécurité et le principe de liberté ? Les droits économiques et la protection de l’environnement ? La mondialisation aggrave même la situation lorsqu’elle dissocie, par exemple, les droits économiques, déjà globalisés, des droits sociaux qui relèvent des États, eux-mêmes affaiblis par les contraintes qu’imposent les marchés financiers. On peut également se demander s’il n’y a pas de contradiction entre l’universalisme affirmé par la Déclaration des droits de l’homme de 1948 et la Convention 2005 de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, qui qualifie la diversité culturelle de patrimoine commun de l’humanité.

Jasmina Sopova. Comment ces contradictions se traduisent-elles dans les faits ?

Mireille Delmas-Marty. L’une des contradictions les plus fortes concerne les migrations. Les frontières sont ouvertes aux marchandises et aux capitaux, mais fermées aux êtres humains. La tendance est même au durcissement du contrôle et de la répression dans bon nombre de pays, au point d’aboutir à une sorte d’amalgame entre immigration et criminalité. Or, ces mêmes pays, en imposant l’ouverture des frontières au marché global, déséquilibrent les marchés locaux et incitent les populations à partir. En somme, ce sont les mêmes acteurs qui fabriquent l’immigration et qui, simultanément, la répriment. Par ailleurs, la dissociation entre droits économiques et droits sociaux limite la croissance aux profits économiques et financiers, sans empêcher l’aggravation de la précarité et des exclusions sociales, qu’il s’agisse du chômage ou de la grande pauvreté. L’écart s’accroît entre les revenus les plus élevés et les plus faibles au même rythme que la prospérité progresse. Enfin, l’exploitation des ressources naturelles, un secteur où les entreprises multinationales jouent souvent un rôle moteur, est à l’origine d’un nombre grandissant de conflits armés dans le monde, notamment en Afrique et en Amérique latine. C’est ainsi que les crimes de guerre, les génocides, les crimes contre l’humanité et les crimes d’agression persistent, malgré la création d’une Cour pénale internationale. Certes, son entrée en vigueur est relativement récente (2002), mais les raisons sont aussi d’ordre structurel : le statut de la CPI ne prévoit pas la responsabilité des personnes morales, et les entreprises demeurent impunies en cas d’infraction. Le constat affaiblit le rôle dissuasif qui était pourtant inscrit dans ce statut (à la différence des tribunaux ad hoc qui jugent des crimes déjà commis).

Jasmina Sopova. Qu’en est-il des contradictions entre les droits économiques et les droits de l’environnement ?

Mireille Delmas-Marty. L’impératif de développement et de compétitivité dissuade les États de s’engager dans la protection de l’environnement. Comment, dès lors, protéger la planète contre les effets négatifs du changement climatique, l’érosion de la biodiversité ou la pollution des eaux ? Tandis que les pays industriels conditionnent leur engagement à celui des pays en développement ou émergents, ces derniers invoquent l’équité historique : dans la mesure où les pays industriels sont à l’origine de la pollution de la planète, ils doivent à présent participer à l’effort général pour préserver l’environnement, tout en permettant aux autres de se développer. L’expression « développement durable » est supposée organiser une synergie entre les droits économiques et les droits de l’environnement, mais tant que l’on n’y aura pas intégré la notion de développement équitable, il s’agira d’une synergie « en trompe-l’oeil ».

Jasmina Sopova. Tous ces exemples mettent en évidence un processus de déshumanisation. Que peut faire le droit ?

Mireille Delmas-Marty. Son rôle est difficile, car dans un monde en transformation accélérée, il ne s’agit pas de revenir à un concept statique, défini comme « humanisme juridique », mais de mettre en place une dynamique, c’est-à-dire des processus d’humanisation. Plutôt que de réaffirmer des principes, il faut tenter d’inverser, dans les pratiques, le mouvement de déshumanisation. Seule une application effective des droits de l’homme évitera les dérives du totalitarisme politique, comme celles du totalitarisme du marché, notamment du marché financier.

Jasmina Sopova. De quels moyens dispose-t-il ?

Mireille Delmas-Marty. Le droit n’offre pas une réponse à chacun des défis que j’ai évoqués. Mais certains processus juridiques en cours offrent des débuts de réponses pour humaniser la mondialisation. Par exemple, construire une citoyenneté à plusieurs niveaux : c’est un processus lent et difficile, mais il répond aux problèmes des migrations comme à ceux liés à l’environnement. Certes, la citoyenneté du monde est un vieux rêve qui existe depuis l’Antiquité. Plus près de nous, Emmanuel Kant a rêvé de la paix perpétuelle entre les nations dans l’Allemagne de la fin du 18e siècle, de même qu’en Chine, Kang Youwei a rêvé de l’âge de la grande paix du monde à la fin du 19e siècle. Ce «rêve des deux K » pourrait se réaliser progressivement. On observe déjà que la création d’une citoyenneté européenne, sans faire disparaître les citoyennetés nationales, tend à les compléter. À l’échelle planétaire, le Forum mondial sur la migration et le développement met petit à petit en place une approche globale intégrant le souci d’humanisation aux contraintes économiques. En attendant que les pays d’émigration se décident à ratifier la convention des Nations Unies sur les droits des travailleurs migrants (signée en 1990), on peut y voir l’ébauche d’un processus de reconnaissance de certains droits qui préfigurent une future citoyenneté du monde. C’est en regardant l’avenir, face aux risques globaux, que nous commençons à prendre conscience de l’humanité comme une communauté de destin.

Jasmina Sopova. Est-il utopique d’imaginer une gouvernance mondiale fondée sur des principes humanistes ?

Mireille Delmas-Marty. À l’heure actuelle, c’est encore une utopie. L’hétérogénéité de la puissance,partagée entre quelques États et les grandes entreprises multinationales, rend l’organisation d’une gouvernance mondiale extrêmement difficile. Il faudrait parvenir, en cas de violation des droits de l’homme, à responsabiliser tous les titulaires de pouvoir. Pour les États, un tel processus commence à fonctionner au sein du Conseil de l’Europe (avec la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la cour de Strasbourg), également en Amérique latine (la Convention interaméricaine relative des droits de l’homme ) et depuis peu en Afrique (avec la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples). À défaut de Cour mondiale des droits de l’homme, des mécanismes moins contraignants se mettent en place, mais ils sont insuffisants et dispersés.

Jasmina Sopova

* Un particulier remerciement à l’artiste et photographe Emmanuelle Marchadour pour le portrait de Mireille Delmas-Marty.

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Conversation avec Zygmunt Bauman, sociologue, écrivain. Il a enseigné la philosophie et la sociologie à l’université de Varsovie où il fut lui-même étudiant. Il a été contraint par le régime communiste de quitter la Pologne en 1968 lors des persécutions antisémites. Il rejoint l’université de Leeds en 1973. Zygmunt Bauman a également enseigné à l’université de Tel-Aviv. Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues étrangères, il a publié en France : « Le coût humain de la mondialisation », Hachette, 1999; « Modernité et holocauste», La fabrique, 2002; « La Vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité », Paris, Hachette, 2003; « L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes », Éditions du Rouergue, 2004; « La société assiégée », Le Rouergue/Chambon, 2005; « La Vie liquide », Le Rouergue/Chambon, 2006; «Vies perdues : La modernité et ses exclus », Payot, 2006; «Le présent liquide », Seuil, 2007; « L’éthique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs? », Climats/Flammarion, 2009; « Identité », L’Herne, 2010. Le dialogue a eu lieu près de l’université de Padoue et dans la ville de Turin au printemps 2012.

Antonio Torrenzano. Le processus de mondialisation a porté à l’hégémonie de l’économie, du profit et des échanges et nous vivons dans une ère du liquide comme vous affirmez dans vos essais. Cette période historique se caractérise par l’affirmation d’une nouvelle fracture planétaire et nous ne savons ce qui en sortira.

Zygmunt Bauman. Nous vivons dans une phase de mondialisation accélérée, c’est-à-dire dans un processus qui veut transformer le monde en marché unique et dans les mains d’un groupe limité de personnes. Un processus qui est la cause première de l’injustice, du conflit et de la violence. D’une certaine façon, c’est qui arrive avec la crise de l’année 2008 n’est que la manifestation principale. Depuis quelques années, le capitalisme financier qui détient l’argent et le pouvoir est en train d’organiser le monde selon son intérêt. L’individu est devenu un consommateur, l’État-nation a subi un rapide affaiblissement. La mondialisation financière a toujours détesté toutes les vérifications et les surveillances comptables autant que les organisations illégales. Les vérifications ont été toujours des obstacles qui bloquaient la rapidité des échanges et du profit. Les paradoxes de cette mondialisation ? Richesse mondiale, pauvreté locale et capitalisme sans travail. Il faudra encore comprendre quel prix la société civile devra payer. Mais, je crains que le prix de ce désastre cette fois soit très haut, surtout pour les nouvelles générations.

Antonio Torrenzano. Pourquoi la société occidentale a-t-elle oublié la valeur de l’éthique ?

Zygmunt Bauman. La valeur de l’éthique autant que les autres vertus est couteuse et il n’y a pas de recette facile pour rejoindre ses vertus. Nous ne pouvons pas les acheter dans un magasin ni dans un supermarché.

Antonio Torrenzano. Une mondialisation donc réductrice, financière et spéculative. Pourquoi la communauté internationale n’a-t-elle pas développé une gouvernance mondiale ?

Zygmunt Bauman. Tous les problèmes d’aujourd’hui sont mondiaux alors que la politique reste coincée dans le local. Les liens entre pouvoir et politique, ainsi fort dans le passé, ils se sont desserrés. Les leaders de la communauté internationale se trouvent dans un labyrinthe : ils sont incapables de produire un nouveau système des normes et ils sont incapables de concevoir une nouvelle manière de vivre ensemble. L’État-nation n’est plus le moteur du progrès social, et je pense que l’on ne reviendra pas en arrière. La croyance créée et promue par l’ancienne modernité a disparu. Elle n’existe plus. Comme l’a souligné plusieurs fois Ulrich Beck, nous sommes aujourd’hui sommés de trouver des réponses individuelles à des problèmes collectifs. Ce qui n’est pas illusoire, en revanche, c’est la possibilité de changer les conditions de vie des hommes, de lutter contre l’insécurité, la servitude, l’injustice, la souffrance, l’humiliation. De s’opposer contre toutes les violations à la dignité humaine.

Antonio Torrenzano. Pourquoi définissez-vous cette période historique de postmodernité comme modernité liquide ?

Zygmunt Bazuman. Contrairement à un corps solide, les liquides ne peuvent pas aussi conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés par une force extérieure. La tendance à substituer la notion de « réseau » à celle de « structure » dans les descriptions des interactions humaines contemporaines traduit parfaitement cette nouvelle ère. La liquidité de la vie s’exprime encore plus dans toute sa gravité dans toutes les relations humaines. Nous vivons dans une société fondée sur la production de marchandises où le marketing a transformé la rationalité du consommateur dans des pulsions d’achat compulsif. Les crises et l’instabilité permanente prouvent la situation contemporaine.

 Antonio Torrenzano

* Le sociologue Zygmunt Bauman participera au prochain festival international de la philosophe qui se déroulera à Modène en Italie du 14 au 16 septembre 2012. Le festival est organisé par la Fondation Collegio San Carlo. Site électronique du festival http://www.festivalfilosofia.it

* Un remerciement particulier au photoreporter Mario Soto Oliva pour l’image de Zygmunt Bauman.

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Conversation avec Marc Augé, ethnologue et anthropologue, écrivain. Marc Augé est directeur d’études à l’École des Hautes Études en sciences sociales (EHESS) à Paris ; de 1985 à 1995, il en fut le président (après Fernand Braudel, Jacques Le Goff et François Furet). Directeur de recherches à l’ORSTOM (actuel IRD) jusqu’en 1970, puis, élu à l’EHESS, il a effectué de nombreuses missions en Afrique noire, principalement en Côte d’Ivoire et au Togo, et en Amérique du Sud. Depuis les années 1980, il a diversifié ses champs d’observation, effectuant notamment plusieurs séjours au Venezuela, en Bolivie, en Argentine, au Chili, tout en essayant d’observer les réalités du monde contemporain dans son environnement le plus immédiat. En 1992, il a fondé, avec Jean Bazin, Alban Bensa, Jean Jamin, Michèle de la Pradelle et Emmanuel Terray, le Centre d’anthropologie des mondes contemporains de l’EHESS, qui allaient donner naissance à l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain ( unité mixe de recherche EHESS, CNRS, ministère de la Culture ) et il deviendra membre associé d’une des équipes de cet Institut, le Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture dirigé par Daniel Fabre. Il est l’auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues étrangères dont « Fictions de fin siècle », Paris, Fayard, 2000 ; « Les Formes de l’oubli », Paris, Payot & Rivages, 2001 ; « Journal de guerre », Paris, Galilée, 2003; « Le Temps en ruines », Paris, Galilée, 2003; « Pour quoi vivons-nous ? », Paris, Fayard, 2003; «L’Anthropologie », Paris, Presses universitaires de France, 2004 (avec Jean-Paul Colleyn);« Le Métier d’anthropologue. Sens et liberté », Paris, Galilée, 2006; « Éloge de la bicyclette », Payot & Rivages, 2008; « Où est passé l’avenir», Paris, Panama, 2008 (réédition Le Seuil, 2011); «Le Métro revisité », Paris, Le Seuil, 2008; « Pour une anthropologie de la mobilité », Paris, Payot & Rivages, 2009; « Carnet de route et de déroutes », Paris, Galilée, 2010; « La Communauté illusoire », Paris, Payot & Rivages, 2010; « Journal d’un SDF » , Paris, Le Seuil, 2011; « La Vie en double. Voyage, ethnologie, écriture », Paris, Payot & Rivages, 2011. La conversation a eu lieu à Modène près de la fondation Collegio San Carlo et dans la ville de Rimini au printemps du 2012 pendant le festival culturel Altrementi.

Antonio Torrenzano. On pourrait discuter longtemps des bienfaits et des méfaits de la mondialisation. Je constate toutefois que ce processus a porté à l’hégémonie de l’économie, du profit et de seuls résultats chiffrés en ignorant les réalités humaines.Nous vivons dans une mondialisation réductrice, financière et spéculative plutôt que dans une véritable mondialité faite de passion, de sensibilité, de haine, d’amour, de solidarité.De cette démesure, la crise financière et économique se trouve au coeur.

Marc Augé. L’évolution contemporaine nous oblige en effet à affronter une complexité accrue. Et l’avenir, sans doute, est moins prévisible qu’hier. Les causes sont nombreuses, mais je distinguerai à cet égard deux types d’erreurs: l’erreur morale par un excès d’optimisme, et une erreur intellectuelle par l’incapacité à concevoir la complexité. Complexité encore plus accrue par la situation de crise économique et sociale depuis le 2008 et l’accélération que les nouvelles technologies donnent à nos existences. Cette accélération nous fait vivre dans une sorte d’hypertrophie du présent, hypertrophie qui devient encore plus amplifiée par les vieux et nouveaux médias. Un mélange explosif donc qui change l’expérience individuelle et collective de notre temps présent en produisant de l’incertitude et la peur de l’avenir.

Antonio Torrenzano. L’incertitude est-elle un fantasme ou une réalité ?

Marc Augé. L’incertitude rapproche tout le monde : les jeunes craignent de ne pas trouver du travail, de ne pas projeter leur avenir et ils se sentent bloqués dans un temps présent fait de précarité. Leurs pères, en revanche, ont peur de perdre leur retraite, leur assistance sociale ou de finir en misère. L’avenir fut longtemps porteur d’espoir pour de nombreuses civilisations. Un présent immobile s’est désormais abattu sur le monde, désactivant l’horizon de l’Histoire aussi bien que les repères temporels des générations. Un nouveau régime s’instaure : il influe sur la vie sociale au point de nous faire douter de la réalité.

Antonio Torrenzano. Ortega disait : « nous ne savons pas ce qui se passe, et c’est justement ce qui se passe ». Alors, après quatre ans de crise économique quelle serait-elle la bonne nouvelle : une prise de conscience de l’amplitude et de la profondeur de la complexité ?

Marc Augé. La finance a transformé l’ancien concept de l’universalisme en mondialisme. Elle a remplacé la sphère du social par la sphère de la consommation à n’importe quelle heure du jour en augmentant les inégalités au service du profit. Le capitalisme financier a réalisé à sa manière l’ancien idéal de l’internationalisme socialiste en le transformant dans un internationalisme économique. La politique s’est fléchie au modèle du libre marché et de la mondialisation. Ce repli doit assurer simplement le bon fonctionnement du marché et l’action politique se traduit alors à une simple action de gouvernance. C’est-à-dire à la gestion des consommations et des services. Nous sommes au dernier chapitre des grandes narrations philosophiques, politiques et nationaux que Jean-François Lyotard identifiait comme l’esprit de la postmodernité.

Antonio Torrenzano

* L’anthropologue Marc Augé participera au prochain festival international de la philosophe qui se déroulera à Modène en Italie du 14 au 16 septembre 2012. Le festival est organisé par la Fondation Collegio San Carlo. Site électronique du festival http://www.festivalfilosofia.it

* Un particulier remerciement au photoreporter Charles Mallison pour l’image de  Marc Augé.

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Conversation avec Leymah Gbowee, prix Nobel de la paix 2011, président de l’ONG West African Regional Women Peace and Security Network-Africa (site numérique http://www.wipsen-africa.org). Surnommée la « guerrière de la paix », elle a mobilisé les femmes de son pays, brisant les barrières ethniques et religieuses, pour mettre fin à l’atroce guerre civile qui a dévasté son pays au début des années 2000. Et elle a réussi! Cette victoire impressionnante lui a valu d’obtenir le prix Nobel de la paix en 2011, avec Ellen Johnson Sirleaf et Tawakkul Karman. Depuis, elle a fondé et dirige plusieurs organisations de femmes,notamment la Gbowee Peace Foundation Africa. Comme autrice, elle a écrit « Mighty Be Our Powers: How Sisterhood, Prayer, and Sex Changed a Nation at War » aux éditions Beast Books. Le dialogue a eu lieu à Rome et Viterbo au début du mois de juillet 2012 pendant la visite de Leymah Gbowee en Italie près du Parlement italien et du Conseil for dignity,justice and reconciliation Ara Pacis (http://www.arapacisinitiative.org) toujours dans la capitale italienne. Elle a participé aussi au festival de sciences sociales dans la jolie petite ville de Viterbo. Son site numérique http://www.leymahgbowee.com et le site numérique de sa fondation pour la paix http://www.gboweepeaceusa.org

Antonio Torrenzano. L’État du Libéria a été ravagé par des décennies de dictature, de destruction économique et de guerre civile. Vous êtes une de fondatrice et animatrice du mouvement féminin communautaire pour la paix dans votre Pays. Au plus fort des combats, vous avez contribué au rassemblement et à la mobilisation de milliers de Libériennes pour dénoncer la guerre civile longue de 14 ans et plaider pour la réconciliation. Encore, pendant les négociations pour la fin de la guerre, vous avez développé plusieurs protestations silencieuses au dehors de l’immeuble présidentiel à Accra, pour empêcher que les négociations sur la paix s’interrompissent et les négociateurs abandonnassent la table.

Leymah Gbowee. Les femmes dans la réconciliation de mon Pays ont trouvé les moyens de faire pression sur les chefs des factions belligérantes et elles ont contribué à sauver les négociations. La force collective de toutes les femmes libériennes a permis de rejoindre nos objectifs. Cette force a aussi contribué à construire un sens de cohésion entre toutes les femmes de mon Pays, même si nous étions différentes pour racines ethniques et appartenance religieuse. Au départ, la population ne croyait pas tellement aux femmes, mais le sentiment dominant était d’essayer d’autres choses. Trouver de nouvelles solutions pour le futur du Pays. La présidence de Mme Johnson-Sirleaf a ouvert de nouvelles perspectives aux femmes et aux jeunes filles du Libéria.

Antonio Torrenzano. Par la présidence de Mme Johnson-Sirleaf, votre Pays a vu augmenter le taux d’inscription scolaire de jeunes filles auprès des établissements de votre Pays. Plusieurs rapports des Nations Unies et l’UNESCO confirment cette croissance. L’agence UNESCO a constaté que le rapport filles/garçons dans l’enseignement primaire au Libéria est passé de 74 filles pour 100 garçons dans les années 1990 à 96 filles pour 100 garçons en 2010.

Leymah Gbowee. Aujourd’hui, les femmes souhaitent s’engager encore plus. Certaines des filles qui n’ont jamais pensé à poursuivre leurs études disent maintenant : je veux aller au lycée et devenir quelqu’un. On enregistre également des taux élevés d’inscription de femmes dans les lignes d’action d’alphabétisation pour les adultes. La majorité d’entre elles étudient avec passion et un très grand enthousiasme. Même dans les zones rurales, où la tradition et la pauvreté concourent souvent à empêcher la scolarisation des filles, celles-ci ont maintenant tendance à s’affirmer.

Antonio Torrenzano. Toujours pour ce qui concerne l’éducation, votre Pays a lancé plusieurs lignes d’action pour l’alphabétisation à faveur de jeunes qui vivent dans les régions rurales.

Leymah Gbowee. Oui, nous avons plusieurs projets éducatifs pour nos régions rurales. Dans deux de ces régions, les résultats ont dépassé les attentes. Les filles qui ont achevé leurs études secondaires cherchaient à obtenir des bourses pour aller à l’université. Nous avons eu jusqu’aujourd’hui un énorme flux de filles scolarisées et les femmes ont des taux de réussite extraordinaires. Le Libéria pourrait bien parvenir à scolariser autant de filles que de garçons d’ici à 2015, objectif du millénaire pour le développement.

Antonio Torrenzano. Dans vos nombreux discours sur la Paix et sur le processus à suivre, vous aimez affirmer : « N’attendez pas un Mandela, n’attendez pas un Gandhi, n’attendez pas un Martin Luther King, mais soyez votre propre Mandela, votre propre Gandhi, votre propre Martin Luther King ». Cette approche serait-elle utilisable dans d’autres Pays de l’Afrique ? Je pense par exemple à la Somalie.

Leymah Gbowee. J’ai toujours souligné que la paix est un procès et pas un événement. J’espère que les femmes de ces communautés peuvent trouver de stratégies pour mettre fin aux conflits. Je suis sûr qu’elles trouveront les instruments appropriés.

Antonio Torrenzano