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Dialogue avec Alain Touraine, sociologue, écrivain, professeur, directeur d’études à l’École des Hautes Études en sciences sociales de Paris. Alain Touraine est docteur honoris causa des Universités de Cochabamba (1984), Genève (1988), Montréal (1990), Louvain-la-Neuve (1992), La Paz (1995), Bologne (1995), Mexico (1996), Santiago (1996), Québec (1997), Córdoba (Argentine, 2000). Auteur des nombreux essais traduits dans plusieurs langues diplomatiques, il vient de publier «Penser autrement» (éditions Fayard, 2007) et «Si la gauche veut des idées» avec Ségolène Royal aux éditions Grasset. Le dialogue a eu lieu à Rome pendant deux séminaires organisés par le Ministere italien de l’éducation nationale.

Antonio Torrenzano. J’aimerais commencer cette nouvelle conversation avec vous, après notre rencontre de Milan, par une question historique :qu’ est-ce que l’Europe pour vous et le rôle contemporain de l’Union Européenne dans votre analyse ?

Alain Touraine. L’Europe existe, mais pas comme elle devrait exister, si bien qu’elle n’est pas vraiment existante. Elle est partiellement existante. Vous pouvez imaginer un plan de ville, mais sans ville. C’est pour ça que je vous dirais: c’est une forme l’Europe, c’est une idée, c’est une logique, mais ce n’est pas encore une réalité vécue. À présent, je pense que nous sommes dans une période de recul que d’avancée et que la réalité de l’Europe ne correspond pas à ce qu’il faudrait qu’elle soit pour être vraiment vivante. L’ancien désir de la construction européenne jusqu’à présent il n’a pas devenu vraiment une réalité. Il y a une organisation internationale qui développe plusieurs actions économiques ou juridiques; comme le Parlement européen qui passe la moitié de son temps à conjuguer toutes les lois nationales en accord avec les directives de Bruxelles. Ou encore, l’Euro, la suppression des frontières ou les actions sur la PAC. Dans ce sens-là, l’Europe existe indiscutablement, mais seulement dans le cadre d’activités économiques. Puisque la question que vous m’avez posée, elle est un peu embarrassante, je vais vous donner une réponse plus précise. Je crois que l’Europe est à présent déjà un État. Mais, je ne crois pas que l’Europe deviendra une nation ou un État-nation. L’Europe est encore moins une patrie ou un heimat en utilisant un mot allemand. Je vous fais un exemple: si je vais de Buenos Aires à Monterrey (où il y a, je ne sais combien de kilomètres), je suis dans un monde hispanique. Si je vais de Boston à Los Angeles, je suis dans un monde anglophone. La beauté de l’Europe, c’est que vous changez de langue, de culture, de vêtements, de cuisine tous cinquante ou deux cents kilomètres. Par conséquent, de ce point de vue, il n’y a pas d’Europe. L’Europe, c’est une série de petites îles porteuses de culture, c’est un archipel où il y a beaucoup d’échanges entre les cultures et les civilisations. La richesse de l’Europe vient de son histoire, car elle n’a jamais été unifiée. Il y a eu le monde byzantin, le monde romain, il y a eu le monde protestant, le monde catholique, il y a eu le monde laïc, le monde semi-religieux. Personne n’a eu le pouvoir absolu et, tout ça, c’est quelque chose de très favorable . L’Europe est la diversité.

Antonio Torrenzano. Alors quel sens donner à l’Europe .

Alain Touraine. Je vais malgré tout donner un sens à l’Europe. Si je prends le modèle européen central, je crois qu’il y a eu un modèle. L’Europe a créé le premier grand modèle de modernisation qui lui a permis de dominer le monde pendant quatre ou cinq cents ans. C’est-à-dire, l’Europe a polarisé; elle a mis toutes ses richesses, toutes ses connaissances, toutes ses images morales d’un côté et les autres ont été définis par leur diversité. Le modèle européen est une énorme concentration de force, mais en même temps des tensions à la limite de l’éclatement. Donc concentration, mais aussi révolution, c’est à dire rejet. Toute l’histoire de l’Europe s’est déroulée dans cette manière. Elle a d’abord créé la monarchie absolue moderne, et ensuite un capitalisme très concentré, ou encore par la suite, l’intervention de l’État et la création du welfare state. L’histoire de l’Europe, car il y a une histoire, c’est d’abord le formidable développement: la première, la deuxième révolution industrielle menées par l’Angleterre, l’Hollande, la France. Ce sont les révoltes du peuple contre le roi, de la nation contre le roi, de la République contre le roi. Encore, c’est le soulèvement du monde du travail et de la classe ouvrière contre l’élite capitaliste. C’est la libération des peuples colonisés pour continuer et, enfin, la libération des femmes. Ça, c’est l’histoire européenne. Et puis quand tout ça est fini, il ne reste plus rien. Il reste aujourd’hui le monde de la marchandise, qui est le monde de l’Europe à présent, c’est-à-dire un monde complètement plat et qui n’a aucune capacité dynamique.

Antonio Torrenzano. Selon vous, y a-t-il la possibilité d’avancer dans le modèle européen ?

Alain Touraine. Je crois que oui, mais l’Histoire est un modèle dynamique, pas du tout un modèle de reproduction,pas du tout un modèle holiste, le contraire d’un modèle communautaire. Je crois à l’historicité et l’historicité européenne a été la concentration des forces qui ont fait bouger le monde. Je pense, en revanche, que tous les chefs politiques européens ont oublié cette historicité du continent. Toutes les études faites par les philosophes politiques montrent la profondeur des différences qui sont vraiment énormes. Prenons par exemple le débat contemporain sur la laïcité: ce mot n’existe pas en langue anglaise. Pour les Français, le mélange de laïcité, de sécularisation et de morale religieuse qu’on trouve aux États-Unis ou en Angleterre ou dans les pays luthériens, il est une chose très difficile à concevoir. Et pour eux, au contraire, l’idée d’une séparation du politique et du religieux est une chose très difficile à percevoir. Il y a encore des choses très élémentaires sur lesquelles réfléchir : le résultat du passage de 6, à 9, à 15 puis à 25 États membres de l’UE. C’est passage reste encore compliqué et pas harmonisé . Il faut s’efforcer de trouver des mesures qui ne s’enferment pas dans la solution un pays/un commissaire ou sur la règle d’unanimité. Il faut trouver une flexibilité, une autonomie des institutions européennes, une capacité d’action autonome différente par rapport aux pays membres. Encore, l’Europe n’a pas une politique mondiale claire; l’Europe ne joue aucun rôle dans le monde. Nous ne sommes pas été capable de jouer un rôle dans l’ex-Yougoslavie ou encore au Moyen-Orient. Pour le Kosovo, je ne me prononce pas parce que c’est encore très tôt, tandis que j’attends l’élaboration d’une politique européenne par rapport au monde islamique. Une politique qui n’est pas la même des États-Unis, puisque pour les États-Unis c’est la confrontation. Chez nous, il devra être la recherche de combinaisons entre notre modernité et point de vue différents parce que pour vivre ensemble, il signifie combiner les différences. En France, on emploie le mot citoyenneté que, je trouve, un mot riche dans sa signification du statut politique, institutionnel et des différences culturelles vers chaque individu.

Antonio Torrenzano. Mais comment faire? Parce que dans vos analyses,je pense à votre essai sur la «Critique de la modernité», vous avez toujours distingué les voies de modernisation et la modernité.

Alain Touraine. La question est: comment peut-on combiner les éléments pour vivre ensemble? Dans mes analyses, je distingue les voies de modernisation et la modernité. Nous pouvons vivre avec des chemins de modernisation différents, si nous avons en commun, comme point de repère, la modernité. Mon problème a été de réduire ce noyau central le plus possible. Je l’ai réduit à deux éléments et je dis que nous pouvons vivre ensemble avec des gens qui acceptent la modernité dans ses deux éléments fondamentaux: la pensée rationnelle, les droits de l’individu. Le problème c’est de ne pas confondre la modernité avec un modèle de modernisation. L’Europe a un besoin vital de reprendre et réinventer un nouveau type de relation avec le bassin méditerranéen et le monde islamique.

Antonio Torrenzano.

 

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Conversation avec Eric Hobsbawm, historien, écrivain, professeur au Birkbeck College de l’université de Londres et membre de la British Academy. Auteur de nombreux essais, traduit dans plusieurs langues européennes, dont «The Age of extremes. The short Twentieth Century, 1914-1991», London, 1994; «L’historien engagé», Paris, édition de l’Aube, 2000; «Les Enjeux du XXe siècle», entretien avec Antonio Polito, Paris, édition de l’Aube, 2000; «L’Optimisme de la volonté», Paris, éditions le bord de l’eau, 2003; «Aux armes, historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française», postface inédite de l’auteur, traduit de l’anglais par Julien Louvrier, Paris, éditions la Découverte,2007. Le dialogue a eu lieu à Rome .

Antonio Torrenzano. Quels sont-ils les analyses anglaises sur la méditerranée comme réalité géopolitique ?

Éric Hobsbawm. La méditerranée n’est plus considérée, comme dans le passé, un élément central. Le coeur, de l’empire. Les Anglais n’ont pas de perspectives précises, ils considèrent la Méditerranée simplement une partie de l’Union Européenne avec ses caractéristiques spécifiques. Ils l’aiment d’un point de vue sentimental et, en effet, ils vont y souvent en vacances. Ils en aiment le soleil, les beautés naturelles… Mais, les pays de cette région sont très différents entre eux : Turquie, Israël, Espagne, Algérie, Tunisie, Italie… je ne peux pas donner un unique jugement ! L’élément commun est la mer. Je note que jusqu’à présent il y a une grande division entre la côte du nord et celle du sud. Divisions qui partent de l’époque des conquêtes de l’Islam; divisions qui persistent depuis un millénaire et qui continuent à être là.

Antonio Torrenzano. Est-ce que la mondialisation atténuera ces discordances? La Méditerranée pourra-t-elle racheter le rôle dynamique qu’elle avait en passé ?

Éric Hobsbawm. Une réponse n’existe pas qu’il vaille seulement pour la Méditerranée. Il est certains que la mondialisation peut unir d’éléments qu’avant ils n’étaient pas en relation, mais je ne crois pas que, sans correctifs, on pourra abolir les différences. À présent dans la Méditerranée existent des tensions pour la pression de l’émigration de régions de la Rive-Sud (avec un excès de naissances), vers l’autre partie de la mer, c’est-à-dire la Rive-Nord avec une baisse démographique forte et plutôt préoccupante. Cependant, il n’y a jamais été une époque où le monde n’a pas cru d’être devant à un abîme. Toutes les époques ont eu une conscience désespérée d’être toujours à moitié d’une crise décisive. C’est quelque chose de chronique dans l’humanité aussi dans cette zone du monde qui n’a jamais été marginale et nous ne pouvons pas la considérer comme influente.

Antonio Torrenzano. Le nouveau millénaire par quoi sera-t-il caractérisé ?

Éric Hobsbawm. Par une mondialisation qui existe déjà et, à moins d’un collapsus de la société humaine, elle est irréversible;par la croissance des inégalités. Les inégalités augmenteront toujours plus parmi qui a beaucoup et qui n’a rien. D’un point de vue économique, cette différence entre les pays riches et les pays pauvres augmentera dans une manière irréversible. Cette différence est de plus en plus évidente, mais pas pour toute la collectivité mondiale. En effet, il y a une partie de la communauté internationale qui oublie cette crise ou elle cherche à ne pas la montrer. La crise financière mondiale aux États-Unis a dramatisé la faillite de la théologie d’un marché mondial libre et incontrôlé. En Chine, par exemple, les inégalités sont énormes et les injustices causées par la transition vers une économie de libre marché causent déjà de gros problèmes à la stabilité sociale. Ce qui me préoccupe c’est cette désagrégation contemporaine, cette espèce d’anarchie qu’il naît de la mondialisation.

Antonio Torrenzano.

 

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Conversation avec Thierry Fabre, écrivain, historien, chercheur auprès de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme de Marseille. Thierry Fabre est également rédacteur en chef de la revue «La pensée du Midi» et l’idéateur des rencontres d’Averroès à Marseille. Auteur de nombreux essais en France dont l’essai «Traversées» ou «Le noir et le bleu», en Italie il a publié par la maison d’édition Mesogea (http://www.mesogea.it)de Messine: «Rappresentare il Mediterraneo» et «Lo sguardo francese» en collaboration avec Jean Claude Izzo. Le dialogue a eu lieu à Messine et Marseille.

Antonio Torrenzano. La Méditerranée semble être un vaste ensemble insaisissable, un territoire incertain aux contours non certains. Une simple étendue maritime placée entre les terres ?

Thierry Fabre. Cette vision, purement géographique, prosaïque et désenchantée, est réductrice. Elle ne tient aucun compte de la force du mythe, de la présence de l’imaginaire, de la trace des contes et légendes, des récits fondateurs qui habitent toujours notre mémoire et qui orientent notre vision du monde. En un mot, elle oublie la culture. Les relations internationales tendent à marginaliser la dimension culturelle des relations culturelles, et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle se trompe. Elle oublie en effet une dimension cardinale, celle des représentations. Imaginez-vous la politique de la France vis-à-vis de l’Algérie, ou de celle de l’Allemagne vis-à-vis d’Israël, pouvons-nous les définir en dehors des traumatismes du passé et du système de valeurs qui travaillent sur les imaginaires sociaux ? Ce serait irréaliste. L’action politique s’inscrit sur le terrain des réalités concrètes, matérielles, mais elle a autant une portée symbolique qui donne un sens à tel geste plutôt qu’à tel autre. En outre, le sens donné par un acteur à son geste peut être fort et différent du sens perçu par celui à qui il est destiné. Nous sommes là au cœur des relations culturelles internationales, avec ses ambiguïtés et ses incertitudes, ses libertés et ses contraintes.

Antonio Torrenzano.Qu’en est-il de la Méditerranée ?

Thierry Fabre. Elle est souvent présentée sous une forme tranchée et contradictoire. Elle apparaît soit comme le territoire de toutes les confrontations, soit comme un ensemble uni et rêvé où tous les peuples sont appelés à se retrouver dans un avenir commun. Cette vision contrastée est aussi simple que réductrice, aussi claire qu’inexacte. Une et multiple, la Méditerranée a une mémoire commune et fracturée, fissurée par tant de conflits à travers les siècles, ressoudée par tant de rencontres qui ont donné forme au monde méditerranéen. Il nous faut donc tenter de penser la Méditerranée dans la complexité et non selon une logique binaire: elle existe/elle n’existe pas. Il faut tenter de penser la Méditerranée à la fois comme monde frontière et comme monde passage, travaillé par des opacités et par des porosités, par des replis et par des ouvertures. Tentons donc de discerner les fractures qui se dessinent actuellement en Méditerranée, de comprendre l’histoire idéologique et culturelle de ses représentations, de son identité de frontière et d’apprendre enfin les possibles visages de son avenir. Les fractures qui s’annoncent en Méditerranée sont à la fois économiques, démographiques, stratégiques et culturelles. L’écarte du niveau de vie entre l’Union Européenne et les Pays tiers méditerranéens sont (il est vrai) considérables. Ils sont dans un rapport de 1 à 20 et les PIB de l’ensemble des Pays méditerranéens ne représentent que 5% de celui de l’Union européenne. Un écart énorme compte tenu de la proximité géographique entre ces pays. L’Euro-Méditerranée fait donc voisiner deux ensembles économiques aux réalités disproportionnées, séparés par une fracture de richesse qui ne va pas en s’amenuisant. Sur le plan démographique encore, la Méditerranée se caractérise par des déséquilibres démographiques grandissants. Au nord, des populations dont la croissance est stabilisée et qui sont plutôt vieillissantes, alors qu’au sud et à l’est de la Méditerranée la croissance reste forte et que l’immense majorité de la population est jeune. À l’horizon 2025, un net retournement démographique va s’opérer entre le nord et le sud. En effet, les pays du nord du bassin ne compteront plus que d’un tiers de l’ensemble des populations de la Méditerranée, alors que les pays du sud et de l’est rassembleront près des deux tiers de toute la population du bassin méditerranéen. Ainsi, le facteur humain est-il au cœur des relations euroméditerranéennes.

Antonio Torrenzano. La fracture est-elle devant à nous?

Thierry Fabre. En Méditerranée, les déséquilibres démographiques rendent le statu quo non seulement improbable, mais impossible. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin du communisme, on entend de plus en plus souvent parler de menaces du sud. Cette représentation stratégique est même devenue dominante dans les médias occidentaux. On peut pourtant légitimement s’interroger: qui menace qui ? Qui dispose de la capacité de projection de forces militaires ? Qui dispose de l’arme nucléaire, de la maîtrise des satellites et du pouvoir sur l’information, des capacités financières et de la puissance économique, de l’arme alimentaire ou de la puissance technologique ? Il existe certainement le terrorisme, cette arme du faible au fort, mais elle est inversement proportionnelle à la force de frappe du nord vers le sud. Au-delà de la multitude des foyers de conflit intraméditerranéens, qui ne sont pas encore prêts à se régler par des processus de paix ou d’autres tentatives de stabilisation, la principale fracture stratégique en Méditerranée est dans les têtes. Elle procède par l’imaginaire de la peur ou par le clash des civilisations selon la thèse du stratège américain Samuel Huntington qui oppose irréductiblement l’Islam à l’Occident et il fait ainsi disparaître la Méditerranée comme territoire de médiation entre l’Europe et le Monde arabe. Affrontement de civilisations ou partenariat euroméditerranéen ? Tout dépendra de la capacité des Méditerranéens de définir parmi eux des relations de confiance d’où il dépendra la mise en place d’un espace stratégique commun ou, en revanche, un territoire fracturé où il règnera l’insécurité.

Antonio Torrenzano.

 

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Conversation avec Sami Nair, écrivain, professeur de sciences politiques à l’université Paris VIII-Sorbonne. Sami Nair est directeur de l’Institut d’études et de recherches Europe-Méditerranée et il écrit régulièrement pour les quotidiens «Libération», «El Pais», «Lettre internationale». Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues européennes, dont «En el nombre de Dios», Bercellone, éd. Jearia, Barcelone 1995; «Le regard des vainqueurs. Les enjeux français de l’immigration», Paris, éd. Grasset, 1992. L’entretien a eu lieu à Paris auprès de l’Institut de recherche Europe-Méditerranée.

Antonio Torrenzano. Comment les deux rives de la Méditerranée se perçoivent-elles ?

Sami Nair. Je trouve qu’entre les deux rives (le nord et le sud) de la Méditerranée, il s’agit d’abord d’un problème de représentations. Il y a bien sûr l’inégalité des richesses, la diversité des modes d’organisation sociale, la distribution différenciée des statuts sociaux et des sexes. Plus encore: il y a la manière dont les deux rives se perçoivent. Une perception double sur la raison et sur le sentiment; une sorte de réflexe à la fois spontané et contrôlé, impulsive et réflexive, qui provoque ou l’angoisse ou la haine, la compassion ou l’indifférence et qui peut être meurtrier ou salvateur. Dans son essence, le regard du Nord sur le Sud n’est pas seulement celui du chrétien sur le musulman (ou du juif méditerranéen), du laïc sur le non-laïc, de l’européen sur le non européen et le paysage mental se dessine différemment selon qui habite au nord ou au sud de la Méditerranée. Au Nord de la Méditerranée, on perçoit le Sud à travers une grille certaines fois auto référentielle, stratégique et historique. La relation d’altérité obéit ici à une logique immanente, qui s’appuie sur les fondations d’une puissante civilisation, celle de l’Europe occidentale, porteuse d’une culture universaliste (d’un universalisme réel, non seulement autoproclamé) et de valeurs qui ont fait le monde: raison illuministe, liberté individuelle, égalité juridique garante de la conflictualité sociale, démocratie. Mais, dans le regard de la rive nord-méditerranéenne se conjuguent souvent belle âme, attitude impériale et mauvaise fois pour justifier toujours les nouvelles formes de domination. Toujours sous les mots de coopération technique, économique, culturelle, d’un discours civilisateur… transmis à coups de concepts aujourd’hui et de canon dans le passé.

Antonio Torrenzano. Et la Rive-Sud de la Méditerranée ?

Sami Nair. Les élites du Sud méditerranéen ont historiquement moins agi que réagi. Non qu’elles furent incapables de relever le défi, mais tout s’est passé comme si la force de l’adversaire était supérieure. La Rive-Sud, incapable d’opposer une universalité certaine et singulière à l’universalité abstraite de l’Occident, elle a en permanence oscillé entre la fascination et le rejet, la passion et la haine, le désir ivre de reconnaissance et la volonté infernale d’auto-affirmation. Attitude qui fonctionne différemment si elle est déployée par le technocrate, l’homme d’affaires, l’intellectuel-laïc ou l’intégriste – personnages qui sont depuis trente ans, avec les militaires et les bureaucrates, les acteurs principaux au sud de la Méditerranée. Chacun dans sa façon, ils constituent un mode d’être vis-à-vis de l’Occident. Le technocrate parce qu’il croit de la séparation de la technique de la culture, l’homme d’affaires parce qu’il ne croit qu’aux vertus du négoce; l’intellectuel par son refus de l’éthos occidental et da la modernité sans âme. Pourtant, ces attitudes témoignent moins d’une opposition irréductible entre les éthos des deux rives que d’une situation de communication brisée, paradoxale ou parasitée par de préjugés.

Antonio Torrenzano.

 

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Conversation avec Maurice Aymard, historien, professeur, un de spécialistes les plus connus de la méditerranée. Il dirige la Maison des sciences de l’homme à Paris et il est auteur de nombreux articles et essais sur l’espace culturel méditerranéen. En coopération avec Fernand Braudel et Georges Duby, il a publié en 1986 «La Méditerranée. L’espace et l’histoire, les hommes et l’héritage». Le dialogue a eu lieu à Bologne, Modène et auprès de l’université de l’État de San Marino.

Antonio Torrenzano. J’aimerais commencer notre conversation en vous demandant quoi aujourd’hui il représente notre monde méditerranéen.

Maurice Aymard. Je me contenterai de chercher à mettre en évidence ce que peut représenter notre monde méditerranéen, dans le contexte dont nous débattons aujourd’hui. Il est sûr que la Méditerranée reste l’un de nos horizons de vie, l’une de nos références culturelles. La Méditerranée a été le lieu par excellence de la recherche des origines. De la naissance de l’archéologie par la découverte de Pompéi et d’Herculanum qui a précédé l’expédition d’Égypte de Bonaparte, elle-même préparée par une série de voyages scientifiques, notamment en Italie du sud et en Sicile. À partir des années 1770-80, la Méditerranée a servi aux savants comme laboratoire, comme lieu de travail pour les différentes disciplines, avec d’un côté les sciences sociales et humaines, mais aussi, de l’autre, un certain nombre de sciences aujourd’hui classées comme naturelles, telles la botanique ou la géologie, étaient appelées à travailler ensemble pour constituer des corpus complets de savoirs sur l’homme et son environnement. La Méditerranée fait aujourd’hui partie d’ensembles plus vastes, elle est ouverte largement sur l’extérieur, et sa position et son influence relatives ont varié largement au cours des millénaires. Les villes ont souvent conservé jusqu’à nous au moins certains de leurs insignes urbains : arènes, théâtres, forum, thermes, temples, portes monumentales. Ils désignent les lieux du pouvoir politique, de la vie religieuse, de la sociabilité et des loisirs des citadins. Mais, la Méditerranée ne nous a pas été donnée une fois pour toutes. Elle reste toujours à réinventer. Nos cultures se sont approprié de son histoire pour y situer leurs origines, mais le processus maintenant devra être étroitement combiné sur l’avenir et pas sur l’oubli. La notion même de patrimoine de l’espace méditerranéen représente à mes yeux une sorte de circonstance particulière d’un phénomène plus général, dont je retiendrai ici essentiellement deux points principaux. Le premier, c’est que le patrimoine nous renvoie au passé, mais il vit au présent. Nous l’utilisons pour construire nos identités individuelles et collectives. Nous en avons donc la responsabilité. Il nous appartient, si nous le souhaitons, de le conserver, de le faire vivre, de le rendre accessible, de l’utiliser dans une politique culturelle, qui permet à chacun des pays et à chacune des cultures de la Méditerranée de se réconcilier avec son propre passé, mais qui permet aussi aux autres cultures, aux autres pays, de mieux connaître les autres en partant de cette vision multiple et plurielle du passé comme du présent de la Méditerranée. C’est l’apprentissage de la diversité culturelle et ce sont bien entendu ce respect et cette compréhension de l’autre comme de soi-même qui doivent être à nos yeux l’une des clefs de notre avenir. Le deuxième aspect est l’espace méditerranéen dans lequel nous vivons: il ne nous est pas donné une fois pour toutes en héritage, comme si nous n’avions qu’à nous y mouler. Cette Méditerranée, nous pouvons aussi parfaitement la détruire ou la laisser se détruire, nous pouvons l’oublier, nous pouvons la mettre dans l’un des placards de notre mémoire, et il nous faut toujours aussi en permanence essayer de la réinventer, car elle est à construire et à reconstruire.

Antonio Torrenzano. Pendant les deux derniers siècles, les révolutions industrielles et, plus en général, l’économie ont modifié l’espace méditerranéen dans une manière nouvelle. Quelle est votre analyse ?

Maurice Aymard. Au cours des deux derniers siècles, la formation des états nationaux et la révolution industrielle et commerciale ont à nouveau redistribué les cartes. L’une et l’autre ont tendu à soumettre les villes méditerranéennes à une logique de fonctionnement, de peuplement et d’activité qui n’était pas la leur, et chacune d’entre elles, soumise à cette contrainte nouvelle, ont cherché à tirer au mieux son épingle du jeu. Rome a appris à jouer un second rôle, celui de capitale politique de l’Italie unifiée, sans renoncer au premier, celui de capitale de la catholicité. Simple bourgade en 1830, Athènes a aujourd’hui mangé la Grèce, dont elle regroupe près de 40% de la population. Marseille a tiré tous les avantages qu’elle pouvait tirer de l’aventure coloniale de la France en Asie, au Levant et au Maghreb. Vieille métropole commerciale Barcelone, elle s’est imposée comme le centre d’un district économique particulièrement dynamique qui impose, sur fond de nationalisme catalan, ses conditions à l’état central. Les capitales remodelées par les puissances coloniales qui en avaient fait le centre de leur autorité – Rabat, Alger, Tunis, Le Caire – ont pris en mains, sans hésiter, la gestion de l’indépendance, sans renoncer pour autant à tous les privilèges acquis sous le régime précédent. Le développement économique et la croissance démographique sont, il est vrai, passés par là, ils ont imposé leurs contraintes, brassé leurs populations au rythme de courants migratoires qui ne sont plus à dominante marchande. Plus que jamais, les villes, et notamment les plus grandes, constituent le meilleur révélateur des contradictions de la Méditerranée contemporaine: on y trouve juxtaposés plus encore que réunis le visage, tantôt au contraire séduisant et fascinant, de la modernité. La Méditerranée échappe ainsi à toute définition, celle de l’archaïsme comme celle de la modernité. Mais ses villes y sont des laboratoires d’expériences d’une infinie richesse: la nouveauté s’y mêle sans cesse au familier.

Antonio Torrenzano. La Méditerranée a joué un rôle central dans la conception même de la Maison des sciences de l’homme ?

Maurice Aymard. La Méditerranée est toujours restée un espace de circulation et d’échange (même belliqueux) des biens culturels et matériels, portés par les hommes sur des distances souvent très longues. Ce n’est pas tout à fait par hasard si, à travers son historien, Fernand Braudel, la Méditerranée a joué un rôle central dans la conception même de la Maison des sciences de l’homme au début des années soixante. Et ceci, pour au moins deux raisons : dans son article sur la longue durée, sans doute le plus célèbre ( puisqu’il a été traduit dans toutes les langues et que même ses adversaires les plus critiques se font un devoir de le citer avec plus ou moins de révérence), il proposait pour les sciences de l’homme et de la société, au-delà de leur nécessaire diversité, une ambition commune (toutes les sciences de l’homme parlent la même langue, ou du moins peuvent la parler), dont l’histoire d’un côté, par son attention au temps, et les mathématiques de l’autre, par sa formalisation, détenaient les clefs. À l’origine de la Maison des sciences de l’homme, nous retrouvons cette ambition fondamentale du travail en commun largement ouvert sur les sciences de la nature et sur les sciences mathématiques, mais inscrites aussi dans la longue durée de l’histoire des sociétés. L’Histoire a elle-même son histoire. Construction, à la fois méditerranéenne et européenne, elle est née précisément d’une tension entre des origines méditerranéennes et une reconstruction européenne du temps qui fixe à la Méditerranée cette place et ce rôle d’origine. Point de départ à partir duquel s’est déroulée une aventure humaine qui doit son statut d’exception au fait qu’elle est mieux connue que d’autres. La Méditerranée a donc été le lieu par excellence de la recherche des origines. Cette ambition centrale, qui était celle de la Maison des sciences de l’homme à ses débuts, reste la sienne aujourd’hui et sous-tend la logique de son développement. Ce développement a été marqué par une très large ouverture sur le monde extérieur que nous continuons d’appeler les grandes aires culturelles du monde, que nous connaissons en règle générale mal, et qu’il nous faut mieux connaître. Pourtant, cette large ouverture au monde ne s’est pas faite aux dépens de la Méditerranée. Celle-ci est plus que jamais présente, elle occupe un espace de choix, au cœur de nos préoccupations. La Méditerranée à laquelle nous nous référons comme à une donnée immuable ou presque, elle est en fait en permanence à réinventer. Elle est l’une des clefs de lecture et de réécriture de notre passé, et du même coup, de notre insertion dans un temps collectif placé sous le double signe de la continuité et des ruptures. Sur ce plan, Braudel se distingue de Valéry. Chez Valéry, la référence à la Méditerranée, centrée sur l’Antiquité grecque et romaine, était une réponse au sentiment très profond de déclin de l’Europe qui dominait au lendemain de la Première Guerre mondiale. Conscient que les civilisations sont mortelles et que désormais elles le savent, Valéry cherchait leur éternité dans le passé, en tournant le dos au présent. Pour Braudel au contraire, la Méditerranée constitue l’une des clefs du dynamisme présent et futur de l’Europe, son regard n’est pas tourné vers le passé, mais vers le présent et vers l’avenir, ainsi que vers le reste du monde, dont elle a été le centre jusqu’à la fin du 15e siècle

Antonio Torrenzano.

 

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Conversation avec Serge Latouche
, économiste et philosophe, professeur émérite à l’Université Paris Sud, spécialiste de l’épistémologie des sciences sociales, défenseur de la décroissance soutenable. Il est l’auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues étrangères.

Antonio Torrenzano. J’aimerais commencer notre dialogue avec la mondialisation et la marchandisation de la planète. Dans la société contemporaine, par exemple, est devenu paradoxale qu’il n’est plus possible de vivre hors économie. Pourquoi, à votre avis ?

Serge Latouche. La mondialisation des marchés n’est autre que la pointe ultime de la marchandisation du monde ou autrement dit de son économicisation. Cependant, il faut le reconnaître, l’économie reste mystérieuse pour la plupart des citoyens. Tous les grands journaux consacrent à la question des pages spécialisées que les lecteurs jugent le plus souvent “illisibles” et s’empressent de sauter. Cette situation est d’autant plus paradoxale qu’il n’est pas possible dans le monde moderne de vivre hors économie. Cela signifie deux choses intimement liées. Tout un chacun participe à la vie économique et tout un chacun possède un minimum de connaissance/croyance sur l’économie. Dans les sociétés contemporaines, nous sommes tous des rouages d’une immense machine qui définit notre place dans la société; travail ou chômage, niveau de revenu, mode de consommation, ces aspects économiques de la vie ont pris une place dominante et parfois exclusive. Le citoyen se définit avant tout par sa situation, son revenu, sa dépense. La vie étant ainsi largement réduite à ces aspects économiques, il est inévitable que chacun soit obsédé par les problèmes économiques. Pour surprenant que cela soit, les préoccupations économiques, en tant que telles, avaient peu de place dans la vie des hommes avant la Renaissance ou en dehors de l’Occident. Chacun accomplissait ses tâches, le plus souvent domestiques, et se préoccupait de politique pour le citoyen grec, de religion pour l’homme du Moyen-Age ou de fêtes et de rituels pour l’indigène d’Afrique. L’épanouissement de l’économie à l’époque moderne seulement n’apparaît pas cependant étrange, car le projet de la modernité repose sur la prétention de construire la vie sociale sur la seule base de la raison en s’émancipant de la tradition et de la transcendance. Dans la vision héritée des Lumières, l’économie n’est que la réalisation de la raison. Il n’est pas étonnant que le développement de l’activité économique se présente comme une montée en puissance de la rationalité. Celle-ci se manifeste de façon indissociable dans la technique et l’économie ; il s’agit d’accroître l’efficience en économisant au maximum les moyens pour obtenir le plus de résultats suivant la norme du “toujours plus”. Cette rationalité quantifiante tourne à l’absurde en devenant sa propre fin, mais cela est une autre affaire. La science économique, de son côté, n’est qu’une rumination bavarde et obsessionnelle de ce principe de rationalité calculatrice.

Fabio Gualtieri. Depuis l’effondrement des pays de l’Europe de l’Est et la faillite du projet socialiste, l’économie de marché connaît-elle un triomphe exclusif ?

Serge Latouche. Le triomphe planétaire apparent de la modernité, par l’impérialisme d’abord militaire et politique, puis de plus en plus culturel, a fait triompher, de fait, l’économie comme pratique et comme imaginaire mondiaux. Depuis l’effondrement des pays de l’Europe de l’Est et la faillite du projet socialiste, l’économie de marché connaît un triomphe exclusif. Ce succès apparaît comme la plus belle réussite de l’économie et des économistes. Le triomphe récent du marché, n’est que le triomphe du “tout marché”. Il s’agit du dernier avatar d’une très longue histoire mondiale.Toutefois, la mondialisation de l’économie ne se réalise pleinement qu’avec l’achèvement de sa réciproque l’économicisation du monde, c’est-à-dire la transformation de tous les aspects de la vie en questions économiques, sinon en marchandises. Sous cette forme plus significative, en étant économique, la mondialisation est de fait technologique et culturelle, et recouvre bien la totalité de la vie de la planète. Le politique, en particulier, se trouve totalement absorbé dans l’économique. La planétarisation du marché n’est nouvelle que par l’élargissement de son champ. On s’avance ainsi vers une marchandisation intégrale. Cette économicisation du monde se manifeste dans le changement des mentalités et dans les effets pratiques. Dans l’imaginaire, c’est le triomphe de la pensée unique, dans la vie quotidienne, c’est l’omnimarchandisation.

Claudio Poletti. La société de marché a-t-elle effacé le pluralisme et les relations humaines? C‘est-à-dire la transformation de tous les aspects de la vie en questions économiques, sinon en marchandises.

Serge Latouche. Le triomphe de la société de marché a fait évanouir les velléités de pluralisme. L’évangile de la compétitivité, l’intégrisme ultralibéral et le dogme de l’harmonie naturelle des intérêts s’imposent. Et cela, en dépit de l’horreur planétaire qu’engendrent la guerre économique mondiale et le pillage sans retenue de la nature. Ce fondamentalisme économique, intégralement présent déjà chez Adam Smith, s’impose enfin sans rival parce qu’il correspond le mieux à l’esprit du temps. Il habite l’homme unidimensionnel. La mondialisation de l’économie, ainsi définie comme économicisation du monde, émancipe totalement la mégamachine techno-économique. Autrement dit, celle-ci absorbe presque intégralement le politique. Cette situation entraîne à terme l’effondrement de la société civile auquel nous assistons. L’expertise remplace la citoyenneté, la technocratie se substitue silencieusement et insidieusement à la démocratie. Il n’y a plus d’enjeu, parce qu’il n’y a tout simplement plus de valeurs à débattre. Ajoutons à cela que les soucis et les contraintes innombrables de la vie quotidienne de l’homme moderne détournent le citoyen devenu usager et consommateur passif, voire manipulé, de s’intéresser à la vie politique autrement que comme spectacle télévisé. La politique-spectacle a précisément pour fonction de faire survivre l’illusion du politique. Comme l’écrivait Romain Gary : Dans cette immense machine technologique de distribution de la vie, chaque être se sent de plus en plus comme un jeton inséré dans la fente, manipulé par des circuits préétablis et éjecté à l’autre bout sous forme de retraité et de cadavre. Bien sûr, cette évolution n’a pas démarré hier, elle est en germe, elle aussi, dès les origines de la modernité, mais elle ne prend toute son ampleur qu’avec l’effondrement du compromis entre marché et espace de socialité réalisé dans la nation, soit la fin des régulations nationales, substituts provisoires et, finalement, à l’échelle de l’histoire, séquelles ultimes du fonctionnement communautaire. La montée en puissance de la technoéconomie entraîne l’abolition de la distance, la création de ce que Paul Virilio appelle une télécité mondiale et l’émergence du village-monde, d’où un effet d’effondrement immédiat de l’espace politique. À partir du moment, déclare Paul Virilio, où le monde est réduit à rien en tant qu’étendue et durée, en tant que champ d’action, de ce fait, réciproquement, rien peut être le monde, c’est-à-dire que moi, ici, dans mon donjon, dans mon ghetto, dans mon appartement (cocooning), je peux être le monde ; autrement dit, le monde est partout , mais nulle part (Interview publié dans le Monde, janvier 1992). Les micro-ordinateurs, les réseaux câblés comme internet, le multimédia accentuent ce rétrécissement. L’accès au forum planétaire, fut-il virtuel, rend caduque l’agora nationale. Une des conséquences de ce repli sur soi est la réapparition des guerres privées. Elles ont resurgi hier en Yougoslavie ou Tchétchénie, aujourd’hui au Liban. La disparition des distances qui crée cette télécité mondiale crée aussi immédiatement la disparition de l’espace national et la réémergence de ce chaos qui rappelle le haut Moyen-âge et la féodalité.

Antonio Torrenzano. Et la disparition du politique comme instance autonome et son absorption dans la sphère économique ?

Serge Latouche. La disparition du politique comme instance autonome, et son absorption dans l’économique fait réapparaître ce qui était l’état de nature selon Hobbes, la guerre de tous contre tous ; la compétition et la concurrence, loi de l’économie libérale, deviennent ipso facto, la loi du politique. Le commerce n’était doux (suivant l’expression de Montesquieu) et la concurrence pacifique que lorsque l’économie était tenue à distance du politique. Dans un tel contexte de dégradation généralisée, le ” chacun-pour-soi ” tend à l’emporter sur la solidarité nationale. Celle-ci se grippe. Les citoyens renâclent à payer pour le “social”, qu’il s’agisse des prisons (dans une triste situation), des asiles, des hôpitaux, des écoles, des malades ou des chômeurs. Cela, d’autant plus, qu’à tort ou à raison, la gestion bureaucratique est montrée du doigt comme inefficace, que le lobby ultralibéral mondial pousse au démantèlement de toute protection sociale et de tout service public. Un mouvement important se dessine en faveur de la privatisation maximale de tout (retraites, sécurité sociale, allocations familiales…) au détriment de la mutualisation des risques. La montée en puissance de l’assurance privée qui s’ensuit alimente ces fonds énormes qui nourrissent à leur tour la spéculation des marchés financiers. La collectivité n’aurait en charge que le strict minimum, encourageant pour le reste le recours à la bienfaisance privée, comme cela est le cas déjà pour le tiers-monde. Je vous fais un exemple: devant la surenchère électorale du candidat républicain, Robert Dole, l’ancien président Bill Clinton a cédé (en août 1996) sur l’abrogation de l’État-providence de Roosvelt, abandonnant l2 millions de pauvres à leur sort, et cela à l’encontre de tous ses engagements antérieurs. Vue d’en bas, la crise du politique se traduit par l’effondrement du social et donc, à terme de la société elle-même. La transformation des problèmes, en effet, par leur dimension et leur technicité, la complexité des intermédiations et la simplification médiatique des mises en scène ont dépossédé les électeurs, et souvent les élus, de la possibilité de connaître et du pouvoir de décider. La manipulation combinée à l’impuissance a vidé la citoyenneté de tout contenu. Le fonctionnement quotidien de la mégamachine implique cette abdication pour des raisons très terre-à-terre : la dépossession productive et l’absence du désir de citoyenneté.Les responsables politiques, eux-mêmes, fonctionnent comme des rouages du mécanisme. Ils se font les exécutants de contraintes qui les dépassent. Les hommes politiques deviennent à leur insu des marionnettes dont les ficelles sont tirées par d’autres, quand ce ne sont pas des “denrées” qu’on achète et vend entre le plus offrant ou le moins-disant, sur un marché politique. La médiatisation de la politique politicienne accentue le phénomène de façon caricaturale. La dimension essentielle actuelle du jeu politique n’est plus le savoir-faire, mais le “faire savoir”. La politique se transforme de plus en plus en marché (développement du marketing politique). La démocratie médiatique substitue l’ambition de plaire à celle de convaincre. Elle prolonge indéfiniment l’agonie du politique en faisant vivre l’illusion de celui-ci comme spectacle. Aboutissement logique de tendances anciennes, ces phénomènes sont récents et en cours d’achèvement.

Antonio Torrenzano.
Fabio Gualtieri.
Claudio Poletti.

Bibliographie.

Serge Latouche, «Le pari de la décroissance», Paris, éd. Fayard,2007.

Serge Latouche, «Survivre au développement», Paris, éd.Mille et Une Nuit, 2004.
Serge Latouche, «Décoloniser l’imaginaire»,Paris, éd. Paragon, 2003.
Serge Latouche,
«La Déraison de la raison économique»,Paris, éd. Albin Michel, 2001.

Serge Latouche, Antonio Torrenzano, «Immaginare il nuovo. Mutamenti sociali, globalizzazione, interdipendenza Nord-Sud»,Turin, éd. L’Harmattan Italie, 2000 (essai en langue italienne).

Serge Latouche, «La mégamachine. Raison techno scientifique, raison économique et mythe du progrès», Paris, éd. La découverte, 1995. (traduction italienne éd.Bollati Boringhieri, Turin l995).

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Conversation avec Jean Ziegler, professeur à l’Université de Genève, rapporteur spécial de la commission de droits de l’Homme des Nations Unies pour le droit à l’alimentation. Le dialogue a eu lieu pendant les journées internationales d’étude auprès de la Fondation Pio Manzù à Rimini.

Fabio Gualtieri. Jurgen Habermas, dans son dernier livre, fait plusieurs fois usage du mot “weltinnerpolitik”.Quel sens donnez-vous au concept de Habermas?

Jean Ziegler. Tout ce que les Chefs d’État peuvent faire aujourd’hui sur le territoire qui contrôlent constitutionnellement,à l’intérieur des frontières nationales, c’est transférer et appliquer le diktat du capital financier mondial. La première chose qui fait au matin le premier ministre italien ou Madame la première ministre Angela Merkel quand elle se lève, comme tous leurs collègues, c’est consulter les données et les indicateurs économiques du jour précédent pour savoir – comme Habermas dit – le millimètre d’espace qu’il lui reste pour définir sa propre politique fiscale, politique d’investissement, politique de croissance.

Claudio Poletti. Pourrons-nous éviter tout cela ?

Jean Ziegler: Nous sommes à la deuxième série de questions. Richesses immenses se sont produites dans les mains d’un numéro très resserré de firmes. Je ne l’ennuierai pas avec des numéros, car tout ceci se trouve déjà dans mon essai la “privatisation du monde” qui est aussi traduit en langue italienne. Je me limiterai à faire des exemples. Les 225 plus importantes multinationales du monde ont ensemble dépassé 1200 milliards de dollars, qui correspondent aux avoirs de 43,8% des hommes de la planète, plus de 2,6 milliards d’individus. Actuellement nous sommes 6,2 milliards d’habitants sur la planète; 4,8 milliards d’individus vivent dans un des 122 Pays en voie de développement tandis que 225 individus possèdent l’équivalent de ce qu’il dispose le 43,8% de l’humanité. En 2005, presque 200 sociétés multinationales contrôlaient toutes seules le 23,8% du produit mondial brut, c’est-à-dire le 23,8% des richesses produites sur la planète. Les sociétés privées sont devenues plus puissantes que les États. Je ne ferai que deux exemples qui ne concernent ni le Tchad, ni l’Éthiopie,ni le Bangladesh. Le volume d’affaires de la société General Motors – l’année dernière – a dépassé le produit intérieur brut de l’État du Danemark; le volume d’affaires de l’Exxon Mobil a dépassé, en revanche, le produit intérieur brut de l’Autriche. La seule chose que l’on puisse faire, c’est d’expliquer aux gens ce qu’il y a derrière toutes ces spécificités financières et chercher ainsi à les dénoncer.

Antonio Torrenzano. Je trouve que les élites vivent dans un monde raréfié, où c’est réel seulement le quantifiable. Mais alors, la pauvreté, la faim, les épidémies, la guerre dans le sud du monde sont-elles aussi un progrès quantifiable?

Jean Ziegler. Entre les quatre cavaliers de l’apocalypse du sous-développement: la faim, la soif,les épidémies et la guerre, je prendrai en considération simplement la faim. Chaque jour sur la planète 100.000 individus meurent de faim ou de ses conséquences immédiates. Toutes les sept secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim, toutes les quatre minutes quelqu’un perd la vue pour carence de vitamine A. En 2002, 846 millions d’individus ont souffert la faim, sous-alimentez, ils ont cessé d’avoir chaque type de vie sexuelle, familiale, relations dans le monde du travail, parce que rendus infirmes par un état chronique de sous-alimentation. En 2001 ils étaient 821 millions,les chiffres augmentent dans une manière absolue. Le même World Food Report nous dit qu’aujourd’hui l’humanité pourrait s’alimenter sans problème ou garantir pour chaque individu une quantité de nourriture équivalente de 2700 calories par jour pour douze milliards d’êtres humains. Mais la situation est différente! Il n’y a pas aucune fatalité, il n’y a pas aucune loi de la nature qui justifie ce sacrifice de vies humaines. Pour chaque enfant qui meurt de faim, il y a un assassin ! J’ai pris en examen seulement la faim, mais j’aurais pu parler des 2,2 milliards de gens qui n’accèdent pas à l’eau. J’aurais pu parler du low intensity war, des indicateurs de l’Organisation mondiale de la santé qui communique la réapparition de toutes les grandes épidémies: du paludisme au choléra, sans parler du sida. Je m’arrête, l’ordre mondial contemporain n’est pas seulement meurtrier, il est aussi absurde. Seulement en 2005, les victimes ont été 52 millions à cause de ce que nous appelons sous-développement.

Antonio Torrenzano. Qu’est-ce qu’il y aura après la mondialisation?

Jean Ziegler. Le pouvoir territorial de l’État-nation est presque mort. Harbermas affirme que les Nations Unies incarnent la nouvelle démocratie transcontinentale. Je ne crois pas, puisque l’ONU se trouve dans une situation de pleine schizophrénie. Je le cite l’invitation de la Banque Mondiale que j’ai reçue, dans l’avril 2003, salle 11 du Palais des Nations à Genève, dont le titre était “will development ever reach the poor?”. La situation contemporaine est un gigantesque insuccès. En 1990 sur la planète deux milliards 718 millions de personnes vivaient en conditions d’extrême pauvreté, huit ans plus tard deux milliards 800 millions, donc cent millions en plus.

Fabio Gualtieri
Claudio Poletti
Antonio Torrenzano

 

 

Bibliographie.

Jean Ziegler, «Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent», Paris, Fayard, 2004.

Jean Ziegler, « Le Droit à l’alimentation», Paris, éd. Mille et une nuits, 2003.

Jean Ziegler, « La faim dans le monde expliquée à mon fils», Paris, éd. Seuil,1999.

Jean Ziegler, « Les seigneurs du crime, les nouvelles mafias contre la démocratie », Paris, éd. Seuil, 1998.

 

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Conversation avec Marc Augé, anthropologue, écrivain, professeur. Il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, dont il a été le président de 1985 à 1995. Auteur notamment de «Non-lieux», Marc Augé a écrit nombreux essais sur la modernité publiés en différentes langues étrangères et plusieurs conversations sur l’anthropologie et la modernité. Comme auteur, il vient de publier son dernier essai «Où est passé l’avenir ?», aux éditions du Panama de Paris. Le dialogue avec le professeur s’est développé dans plusieurs rencontres en deux villes italiennes: Modène et Reggio Émilia pendant le printemps 2008.

 

Antonio Torrenzano.Dans votre dernier essai, vous écrivez que l’historie ancienne et contemporaine, elle ne réussit plus à suggérer des solutions pour l’avenir et que notre temps présent apparaît de plus en plus incertain. Pourquoi l’avenir s’est-il évanoui dans les consciences individuelles comme dans les représentations collectives?

Marc Augé. L’évolution actuelle nous oblige en effet à affronter une complexité accrue. Et l’avenir, sans doute, est moins prévisible qu’hier. Mais je vous ferai remarquer que c’est au prix d’une erreur que les hommes, hier, pouvaient se croire capables d’imaginer leur avenir. Je distinguerai à cet égard deux types d’erreurs: l’erreur morale, par excès d’optimisme, et l’erreur intellectuelle par incapacité à concevoir la complexité. Ce point mérite qu’on s’y arrête, car il commande la réponse à votre interrogation concernant le problème du sujet et de la pauvreté de nos instruments de connaissance. En fait, dans les sciences humaines comme dans les sciences de la nature,la connaissance progresse, mais le progrès lui-même découvre l’immensité de ce qui reste inconnu. Plus nous comprenons, plus se démêle une complexité dont il n’est pas question de trouver l’ultime secret. Je crois que nous sommes en train d’apprendre à changer le monde avant de l’imaginer, à nous convertir à une sorte d’existentialisme pratique. L’avenir fut longtemps porteur d’espoir pour de nombreuses civilisations. Un présent immobile s’est désormais abattu sur le monde, désactivant l’horizon de l’Histoire aussi bien que les repères temporels des générations. Durant des siècles et des siècles, le temps fut porteur d’espoir pour les sociétés humaines. On attendait que l’avenir apporte, selon les cas, apaisement, évolution, maturation, progrès, croissance ou même révolution. Ce n’est plus la circonstance. L’avenir semble avoir disparu. Un nouveau régime s’instaure. Il influe sur la vie sociale au point de nous faire douter de la réalité. La démocratie et l’affirmation individuelle prendront de rues inédites dans ce nouveau panorama que nous sommes en train de commencer à apercevoir seulement à présent. La catastrophe serait de comprendre trop tard que, si le réel est devenu fiction, il n’y a plus d’espace possible pour la fiction, ni pour l’imaginaire.

Antonio Torrenzano.Que dire de la modernité dans ce contexte historique? Je souhaite encore savoir comment les sciences sociales et humaines elles affrontent cette double complexité.

Marc Augé. La modernité entendue comme mouvement correspond à l’idée que l’on partageait au XIXe et XXe siècle: l’Histoire avait un sens (une signification,une direction) qui se construisait généralement par accumulation, non par élimination. La ville qu’observe Baudelaire c’est Paris. C’est une ville que se transforme. La forme d’une ville change plus vite, hélas que le coeur d’un mortel, mais la ville que se transforme garde ses marques, ses traces. L’accumulation croissante s’inscrit dans l’espace moderne. Aujourd’hui, les nouveaux espaces ne sont pas des espaces d’accumulation et de cohabitation. Les espaces nouveaux sont ceux qui permettent les déplacements rapides, la transmission des images et de l’information (télévision, internet, le cyberspace), ou la consommation (les hypermarchés constituent des «concentrés d’espaces» où ce sont les différents produits de la planète qui coexistent). Dans tous ces espaces (ceux que j’ai appelés «non-lieux») on ne retrouve plus l’épaisseur de la modernité, des temps accumulés. C’est un premier point. Une autre question est de savoir si l’ensemble de la situation contemporaine peut être qualifié comme «post-moderne», «liquide». Je n’aime pas ces expressions parce que je ne pense pas qu’il veuille dire grand-chose de précis. On peut l’entendre d’ailleurs dans des sens assez différents et il a sûrement été utilisé différemment par Jean-François Lyotard et par les anthropologues nord-américains. J’ai toujours suggéré le mot «sur-modernité», au sens où l’on a parlé de surdétermination (Freud et Althusser). Pour pouvoir analyser efficacement notre présent, il faut l’analyser en ce moment même. Dans les domaines des sciences sociales et humaines, la complexité est double. Certes, de longue date, et sur tous les continents, les mystères de la conscience, les comportements humains, la nécessaire complémentarité entre l’affirmation de soi et la relation aux autres, la co-présence de la mort et de la vie, ils ont fait l’objet d’observations, de mises en forme symboliques qui ne relevaient pas de l’arbitraire et de réflexions profondes à l’écho desquelles nous ne sommes encore pas, aujourd’hui,indifférents. Mais l’on ne peut pas dire que nous n’ayons pas progressé, sur plusieurs plans, dans la connaissance de l’Homme comme créature intelligente et comme créature sociale.La seconde complexité tient au fait que l’objet empirique des sciences sociales (les hommes en société) change avec le temps : les hommes sont dans l’histoire; les hommes se multiplient,s’organisent et se réorganisent. Autrement dit, la complexité croissante de l’objet des sciences sociales ne tient pas seulement à l’amélioration des connaissances, comme dans les sciences physiques, mais à ses transformations: planétarisation, développement technologique, croissance démographique. Mais, là encore, qui dit «progrès du savoir» dit aussi «complexité accrue».

Antonio Torrenzano. Existe-t-il des remèdes, ou des issues de secours ?

Marc Augé. À partir du XXe siècle, la science a accompli de progrès accélérés qu’aujourd’hui ils nous laissent apercevoir de perspectives révolutionnaires. Nouveaux Mondes commencent de s’ouvrir devant à nous: d’un côté, la vision des désastres de la planète avec ses bouleversements climatiques et ses conséquences; de l’autre, la frontière entre la matière et la vie, l’intimité des êtres vivants, la nature de la conscience de chaque individu. J’ai deux observations, à ce propos. La première est tournée vers l’éducation des jeunes. Je crois, en effet, que si nous ne réalisons pas de changement révolutionnaire; il y aura le risque que l’humanité se divisera entre «une aristocratie du savoir et de l’intelligence» et une masse sociale chaque jour moins informée sur celui-là que la connaissance comporte. Cette inégalité reproduirait et il multiplierait en conséquence une supérieure inégalité économique. L’éducation, donc, est la priorité des priorités. La seconde observation est tournée, en revanche, aux conséquences technologiques de la science. Les images et les messages qui nous entourent, ils tâchent de nous rassurer, ils nous aliènent dans le nouvel ordre social,mais sans nous donner les moyens pour le comprendre. Il naît d’ici le risque que j’appelle cosmos-technologie. La science nous fournit l’illusion que tout soit fini, que le monde soit fini. Il nous aide à vivre mieux, mais elle n’a pas produit une nouvelle conscience sociale. La science n’a pas besoin d’inégalités ni de domination. Si, de fait, elle dépend de la politique qui la finance et, en large mesure, l’oriente; la science répond au droit naturel du désir de connaître. Les sciences de la nature ont-elles répondu à cette exigence? Il ne me semble pas si nous analysons le haut taux de misère et d’ignorance de ce désir dans presque 50% de la planète. Le monde contemporain n’obéit pas encore à l’idéal de connaissance et d’une éducation pour tous. S’il était vrai, le contraire ; les mondes contemporains seraient plus justes et aussi plus riches. Nous vivons dans une époque où ils arrivent de choses qu’ils pourraient être très intéressants à raconter, mais qu’ils coulent dans une réalité dominée par l’idéologie de la consommation et des images.

Antonio Torrenzano

Bibliographie (principales publications de Marc Augé).

Marc Augé, «Où est passé l’avenir ?», Paris, éditions du Panama, 2008.

Marc Augé, «Le Métier d’anthropologue:sens et liberté.», Paris, éd.Galilée, 2006.

Marc Augé, «Pourquoi vivons-nous ?», Paris, éd. Fayard,2003.

Marc Augé, «Les formes de l’oubli.», Paris, éd.Rivages, 2001.

«La Grèce pour penser l’Avenir», Marc Auge, Cornélius Castoriadis, Marie Daraki, Philippe Descola, Claude Mosse, André Motte, Marie-Henriette Quet, Gilbert Romeyer-Dherbey, avec une introduction de Jean-Pierre Vernant. Paris, l’Harmattan France, collection l’Homme et la Société, 2000.

Marc Augé, «Pour une anthropologie des mondes contemporains», Paris, éd. Flammarions,1999.

Marc Augé/Antonio Torrenzano, «Dialogo di fine Millennio. Tra antropologia e modernità», Turin, l’Harmattan Italie (essai en langue italienne), 1997.

Marc Augé, «Symbole, fonction, histoire. Les interrogations de l’anthropologie», Paris, éd. Hachette , 1979.

Marc Augé, «Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort. Introduction à une anthropologie de la répression», Paris, éd. Flammarion, 1977.

 

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Conversation avec Jacques Attalì,écrivain, économiste, ancien conseiller de François Mitterand, puis président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. Il dirige à présent PlaNet Finance et il a présidé la Commission pour la libération de la croissance française. Il a publié de nombreux essais et romans. La conversation a eu lieu à Milan à l’Innovation Forum 2008, au mois de mars 2008.

Antonio Torrenzano. Pourquoi la mondialisation a-t-elle produit des contradictions à l’intérieur du modèle de développement et dans les relations internationales?

Jacques Attalì. Nous avons d’exploser de contradictions intérieures à notre modèle de développement. Comme vous voyez, d’un côté nous avons une économie mondiale basée sur le marché, sur la libre circulation des marchandises et sur la libre concurrence. De l’autre, nos systèmes démocrates fonctionnent seulement à l’intérieur de frontières nationales. La crise contemporaine naît vraiment de cette dichotomie par laquelle dérive la diffusion de conflits. La première contradiction est celle de la démocratie, qui ambitionne à régler de procès devenus transnationaux et à limiter les évolutions centripètes du système productif; la deuxième est celle du marché, qui coïncide avec de règles de l’autodétermination absolue des individus et avec une certaine idée de liberté et l’abattage de chaque régulation. Le monde est emporté par la plus forte vague de croissance économique de l’histoire, créatrice à la fois de richesses inconnues et d’inégalités extrêmes, de progrès et de gaspillages,à un rythme inédit. Plus de 100 pays dans le monde ont aujourd’hui un taux de croissance de leurs produits intérieurs bruts (PIB) supérieur à 5 %. L’Afrique elle-même, comme l’Amérique latine, croît à plus de 5 % par an. La Chine connaît des taux supérieurs à 10 % depuis plusieurs années, l’Inde la talonne, à près de 9 %, l’économie russe se rétablit avec 7 % de croissance. Mais, la croissance économique n’entraîne pas systématiquement la justice sociale, mais elle lui est nécessaire : l’enrichissement n’est pas un scandale, seule l’est la pauvreté.

Antonio Torrenzano. Je me pose, cependant, une réflexion très personnelle: l’humanité entière sera-t-elle globalement bénéficiaire? Encore, comment résoudre cette contradiction et rendre le pouvoir à la politique ?

Jacques Attalì. Avant tout, en ouvrant nos démocraties à dimensions plus amples de celles de l’État-nation. Nous devons établir de nouveaux modèles de droits de citoyenneté qui dépassent les limites des frontières contemporaines. Un exemple? On ne peut pas théoriser et poursuivre la libre circulation des marchandises sans permettre celle des individus. Puis, en établissant de règles claires qui guérissent et qui limitent les prétentions du marché. Si la gouvernance politique, économique, commerciale, environnementale, financière et sociale de la planète sait s’organiser, la croissance mondiale se maintiendra très durablement au-dessus de 5 % par an.

Claudio Poletti. Par exemple en Europe en renforçant les pouvoirs de l’Union européenne ?

Jacques Attalì. Il s’agit de renforcer les pouvoirs de l’Union européenne à l’intérieur du procès d’intégration. L’Union européenne est le seul moyen que nous avons pour rendre de l’efficience à la politique et gouverner quelques-uns des procès mondiaux à présent en acte. Comme nous avons affirmé dans le «Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française», l’Europe croît aujourd’hui moins de deux fois moins vite que la moyenne mondiale, et moins vite que la moyenne de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), même si sa démographie est sur une pente déclinante, l’Europe n’a aucune raison de rester à la traîne. Même si elle n’a pas à opérer le rattrapage dans lequel sont engagés les autres, elle doit lancer d’immenses investissements pour bénéficier des bouleversements technologiques à venir et rattraper le rythme du reste du monde. De fait, certains pays de notre continent s’y préparent mieux que d’autres : l’Allemagne a modernisé la partie orientale du pays, dynamisé son marché du travail et sa formation, développé des industries nouvelles, comme les énergies renouvelables. Le Royaume-Uni s’est engagé durablement dans la réforme de son système scolaire et de son réseau de santé, et dans la valorisation de son industrie financière. L’Italie, le Portugal, la Grèce et plusieurs nouveaux États membres ont eux aussi mené des réformes courageuses, pour surveiller leurs dépenses publiques, moderniser leur administration, et mieux recruter leurs agents publics. L’Espagne a oeuvré pour l’accès de tous à la propriété du logement, dans une économie en quasi-plein-emploi. La Suède a réorganisé son administration en agences et a développé la concurrence entre divers prestataires de services publics. Le Danemark a bâti un modèle efficace, concurrentiel, solidaire et flexible, accordant une attention prioritaire à l’éducation, à la recherche, au dialogue social et au plein-emploi. La Finlande est devenue le numéro 1 mondial dans la compétitivité, par l’action heureuse d’une politique efficace de recherche et d’innovation. Tous ont compris l’urgence qu’il y a à accueillir des étrangers pour combler leurs lacunes démographiques et pour développer des innovations.

Fabio Gualtieri. Dans vos essais «L’homme nomade» ou dans «Une brève histoire de l’avenir», vous reconnaissez une importante contribution historique aux migrants pour ce qui concerne le répandre d’idées et transformer les cultures. Quel patrimoine les immigrés d’aujourd’hui portent-ils dans nos sociétés?

Jacques Attalì. Un patrimoine énorme parce que la nouveauté arrive toujours du sud de la planète. Je vous fais un exemple qu’il pourra vous sembler extravaguant: c’est de la musique occidentale. La musique occidentale s’est toujours renouvelée en puisant aux pleines mains par des cultures musicales africaines et du Sud de la planète. C’est encore comme ça à présent. Il n’est pas tout à fait étrange, si on pense que dans cette région de la planète, ils vivent plus de la moitié de l’humanité. Il est là qui est né le microcrédit. Il est là que les nouvelles technologies ont été développées et elles sont capables de résoudre, dans une manière essentielle et aiguë, de problèmes que nôtre technologie n’est plus en mesure de reconnaître. Il est de là qui nous arrive de systèmes de valeurs capables, dans le respect et dans la valorisation réciproque, de nous renouveler.

Antonio Torrenzano. Pour passer à l’action, il est nécessaire de se fabriquer une nouvelle clé politique. Le défi est-il de rééquilibrer le système par le biais d’une nouvelle gestion de gouvernance mondiale?

Jacques Attalì. Le prochain défi consistera dans la conjugaison de nouvelles idées de la science de la politique à la réalité. La mondialisation a produit jusqu’à présent d’effets dans la sphère économique des marchandises et du marché. Ce qu’il sert maintenant, il est une mondialisation de la démocratie. À ce but, il faut penser à l’usage des modernes technologies en champ politique, à une nouvelle idée de démocratie participative, à un nouveau rôle des institutions internationales qui s’occupent de gouvernance mondiale.

Antonio Torrenzano,
Fabio Gualtieri, Claudio Poletti.

 

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Conversation avec Mino Martinazzoli, avocat, ancien ministre de la Justice de la République italienne, ancien secrétaire de la Démocratie Chretienne, collaborateur et ami de l’homme d’État Aldo Moro. Le dialogue a eu lieu auprès du Lycée scientifique d’État Aldo Moro de Reggio Émilia.

Antonio Torrenzano. Est-ce qu’on peut considérer Aldo Moro comme l’homme politique italien qui a plus compté dans la vie sociale et politique italienne après Alcide De Gasperi ?

Mino Martinazzoli. Aldo Moro a été après Alcide De Gasperi, l’homme politique qui a plus compté dans les ans dramatiques de la “Première République” italienne. Je crois que non seulement nous n’en doutons pas de cette affirmation, mais ils ne doutent maintenant plus les Italiens. Dans l’homme d’État Aldo Moro, il y avait une disposition maïeutique par laquelle ses analyses et son agir politique étaient une nécessité historique pour le développement de l’expérience démocratique de l’Italie. Dans plusieurs occasions Aldo Moro, il nous avait avertis que notre action politique se déroulait dans un contexte de démocratie difficile. Il était la seule démocratie permise à une Italie, il affirmait, qui restait dans une condition géopolitique d’un monde divisé par une concurrence idéologique irrémédiable, dans une Europe occupée pour la moitié à l’est d’un communisme puissant et réalisé, dans une Italie dans laquelle vivait le plus fort et le plus diffus parti communiste. Mais il faut nous demander pourquoi Aldo Moro avait cette capacité inédite d’interprétation des grands passages historiques des mouvements de l’histoire. Pourquoi l’action politique d’Aldo Moro était-elle tendue continuellement à se comparer, à se mesurer avec la dimension historique de la politique? L’homme d’État maintient cette position hors du commun parce que son action politique est toujours liée à son dessous idéal, moral et culturel qui est une exception à la règle de la politique italienne. Et cette condition d’exception fut aussi annonciatrice de beaucoup d’incompréhensions, de beaucoup d’hostilités puisque l’exception Moro était née dans un contexte politique et historique médiocre. Dans une polémique avec Pietro Nenni, par exemple, dans les derniers ans de sa vie politique, qui l’avait réprimandé de simplisme; Aldo Moro répond à Pietro Nenni sur les pages du quotidien “Il Giorno” par la suivante manière: nous ne sommes pas simplistes, nous ne sommes peut-être non plus simples, nous voyons les problèmes dans leur racine intérieure, nous regardons les profondeurs insoupçonnables, les plis amers des âmes humaines et la douleur de tous qui est notre douleur. Nous regardons autour et loin sans illusions. L’action politique d’Aldo Moro dérive donc par cette fidélité rocheuse à la foi; pour Aldo Moro l’inspiration chrétienne n’est pas le tourment d’une difficulté ou un simple sigle pour se distinguer d’autres, mais c’est le quid de son action politique. Action politique qui visait haut: vers la tutelle des besoins de tous les citoyens, aux droits sociaux pour tous, à la construction d’une démocratie pas comme simple formule, mais vraie réalisation de chaque individu et des exclus. Les grandes leçons de Jacques Maritain résonnent et retournent en Aldo Moro pendant toute sa vie politique. Leçons de Maritain qu’Aldo Moro connaissait bien et qu’il avait intériorisées pendant les ans du régime fasciste ensemble à la pensée du philosophe du droit italien Giuseppe Capograssi. L’action politique a du sens quand elle dirige son regard vers la pleine réalisation de chaque individu dans le cadre général de la liberté.

Antonio Torrenzano. Pouvez-vous nous faire des exemples?

Mino Martinazzoli. Je désire, encore une fois, souligner le parcours humain d’Aldo Moro, c’est-à-dire celle d’une robuste cohérence pendant tout l’arc de son aventure humaine et politique. Il n’existe pas contradiction entre le Moro intellectuel et professeur universitaire qui parle et qui écrit du droit, le Moro de l’Assemblée pour la rédaction de la Constitution italienne, le Moro des grands processus politiques pour la gestion du Pays. Il y a toujours cette fidélité à un but, à une idée exigeante de la politique de poser l’homme et sa dignité au centre de son action, au centre de la société démocratique, L’article 2 de la Constitution italienne: la République garantit les droits inviolables de la personne comme individu et dans les formations sociales. Il est la formule juridique qui sanctionne, dans une manière la plus élevée, la pensée d’Aldo Moro. Cette idée que l’homme naît comme être social, que la personne se reconnaît dans la relation, pas dans l’égoïsme ou dans la solitude de sa simple liberté, c’est en Aldo Moro une continue hantise de comprendre comment l’histoire de l’humanité pourra continuellement avancer. La liberté est le maximum étendu de nos possibilités, de nos capacités d’agir, la liberté n’aime pas de limites, cependant la liberté de chacun a besoin d’un ordre juridique qui rend tout vraiment libre. Je serais tenté de dire que l’idée de liberté pour Aldo Moro était le suivant : ma liberté commence où ta liberté commence. À l’ordre juridique, au contraire, appartient le but d’assurer cette liberté à tous les citoyens.

Antonio Torrenzano. Vous avez affirmé que pour Aldo Moro la liberté de chacun a besoin d’un ordre juridique qui rend tout vraiment libre. Quelle était alors l’idée d’Aldo Moro sur le rôle de l’État.

Mino Martinazzoli. L’idée d’État qu’Aldo Moro évoquait toujours avec des termes très précis, il était l’État qui pouvait garantir la complète dignité de chaque individu. Cette idée on peut la lire dans l’introduction de la Constitution italienne. Et à tous ceux qui lui objectaient la question: cette affirmation pour laquelle la République garantit…, que valeur juridique aura-t-il à l’avenir ? Aldo Moro expliquait: il aura la valeur de faire de manière qui ne sera pas permise à une majorité parlementaire quelconque d’aller au-delà ces préceptes et ces garanties de valeurs. Si son intention s’était réalisée, nous aurions probablement eu un pays différent et une condition politique différente. S’il n’avait pas été soustrait à sa vie, à sa famille, à la politique italienne, les événements seraient probablement allés de manière différente. J‘ai l’impression qui l’ampleur et la richesse des désirs d’Aldo Moro soient incomparables avec la condition qu’aujourd’hui nous concernes. Demain, il y aura quelque chose de nouveau, il aimait affirmer, et je vous réponds si ! Mais c’est aujourd’hui notre temps, notre présent, celui-ci est le temps qui a été donné à nous de vivre, celui-ci est le temps de notre bataille. Nous devons être capables de provoquer l’inertie bornée de l’Histoire, de plier le cours historique au procès de la libération humaine par l’action patiente de la politique ou nous, au contraire, accepterons le destin de l’histoire.

Antonio Torrenzano. Comment Aldo Moro analysait-il le mouvement du 68 en Italie?

Mino Martinazzoli. Aldo Moro avait toujours dit, pendant ses discours et en regardant la société comme il était, que dans les ans 1968/1969 il y avait une nouvelle évolution sociale, un nouveau procès de changement. Les individus demandaient d’être plus libres; la société voulait être plus autonome de la politique. Aldo Moro avait déjà compris le sens, le don précieux de ce mouvement d’émancipation sociale, le mouvement d’émancipation féminine auquel il regardait avec une grande sympathie. Il analysait ce mouvement juvénile dans une manière attentive et par un point d’observation privilégié : l’université. Il n’avait jamais voulu cesser de travailler comme professeur universitaire. Il affirmait qu’il n’y avait pas d’incompatibilité entre le mandat parlementaire et l’enseignement universitaire parce qu’il y avait pas de raison de se soustraire à ces frais et immédiats contacts avec les jeunes comme porteurs des nouveautés. Du mouvement 68/69 en Italie, Aldo Moro craignait les pointes les plus aiguës, les pointes extrêmes qui se jetèrent dans la violence et dans le terrorisme des années 70. Mais, je reviens à l’introduction de notre dialogue, pour dire que les souvenirs ne certifient pas une présence, ils affirment une mélancolie de l’absence. Il nous reste, cependant, la clairvoyance silencieuse d’Aldo Moro comme Mario Luzi l’a appelée. La fidélité et la cohérence à ses valeurs. Il nous reste un arbre qui grandit sur ses racines, l’idée qui résiste et s’alimente aussi dans le contraste, dans l’inertie, dans la déception, pour que la graine, qui trouve une bonne Terre, il puisse être réchauffé et gardé.

Antonio Torrenzano