Conversation avec Alain Touraine, sociologue, écrivain. En 1958, il a créé le laboratoire de sociologie industrielle devenue en 1970 le Centre d’études des mouvements sociaux de l’École pratique des hautes études (EHESS). La crise de Mai 68 l’amène à diagnostiquer le passage d’une pure domination économique à une domination culturelle: à l’opposition entre prolétaires et bourgeois se substituerait une opposition entre ceux qui ont des «savoir-faire» et ceux dont la position dans le système médiatique assure une large influence. De 1966 à 1969, il enseigne à la faculté des lettres de l’université de Paris X-Nanterre et depuis le 1960, il est directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales. En 1981, il fond et dirige (jusqu’en 1993) le Centre d’analyse et d’intervention sociologiques de l’EHESS à Paris, dont il est toujours membre. Il est membre honoraire étranger de l’American Academy of Arts and Sciences et de l’Académie polonaise des sciences. Alain Touraine est docteur honoris causa des plusieurs universités françaises et étrangères dont l’université de Montréal et de Laval au Canada, l’université de Santiago, l’université de La Paz en Bolivie et de Bologne en 1995, l’université de Córdoba, l’université de Louvain. Il est auteur de nombreuses publications dont « La Critique de la modernité», Paris, éditions Fayard, 1992; « Qu’est-ce que la démocratie ?», en 1994; «Le Monde des femmes» en 2006, « Penser autrement » en 2007 toujours aux éditions Fayard ; «Après la crise », Paris, éditions Seuil, 2010; « Carnets de campagne », éditions Robert Laffont, 2012; en 2013 son dernier essai «La fin des sociétés», Paris, éditions Seuil. Le dialogue avec le sociologue a eu lieu à Milan et Gênes auprès du Palazzo Ducale pendant le festival international “La storia in Piazza”.
Antonio Torrenzano. Le monde est en train de vivre des changements radicaux. Depuis longtemps, nous sommes dans une période d’instabilité internationale et nous ne savons ce qui en sortira. Le paradoxe est aussi l’incertitude cognitive et l’incertitude historique sur ce qui s’est produit. Ces incertitudes provoquent plusieurs formes d’individualismes, égoïsmes et nouvelles solitudes humaines. Pourquoi ?
Alain Touraine. Il existe plusieurs formes d’individualisme. En premier lieu, il y a l’individualisme qui est le résultat de la désocialisation avec des jeunes qui échappent à la famille, à l’autorité et une montée de la délinquance. Cet aspect négatif d’une société qui se défait est considérable. La deuxième forme d’individualisme est le communautarisme. « Je suis un individu, j’ai une identité et je veux vivre avec des gens qui ont la même identité ». Enfin, il y a un troisième type d’individualisme qui fait qu’un sujet ne croit plus à la transcendance d’une parole divine ou de la loi. Dans ce troisième type, le sujet trouve le principe de légitimité seulement en lui-même. L’économie a été disjointe du social et le social ne s’appuie plus sur rien. L’économie fonctionne pour elle-même et, dans cette manière, elle vide le monde social de son sens. Le problème plus urgent, aujourd’hui, c’est de redonner à la société de nouveaux moyens pour se reconnaître et de se représenter.
Antonio Torrenzano. Qui sommes-nous ? Et quelles sont nos préoccupations communes ? Imaginons un instant que le monde soit véritablement un « village planète », selon la métaphore qui sert souvent à décrire l’interdépendance contemporaine. À quoi ce village ressemblerait-il ?
Alain Touraine. Nous nous sommes enfermés dans une vision de l’avenir copiée sur le passé de plus en plus loin de la réalité. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde qui n’est ni pensé, ni contrôlé, ni choisi. Nous ne sommes même plus capables d’identifier nos besoins. Il faut renouveler nos schémas d’analyse de la société qui cachent la réalité telle pour comme elle est concrètement. Quelle serait alors la bonne nouvelle ? Une prise de conscience de l’amplitude, de la profondeur et de la complexité des changements sociaux en cours. On pourrait discuter longtemps des bienfaits et des méfaits de cette mondialisation, mais ce processus a porté à l’hégémonie de l’économie et à l’augmentation de zones de misère. Nous devons repenser ce village partant du vécu de chaque citoyen et de sa créativité porteuse de sensibilité civile. Le nouveau terrain de la politique devra redémarrer de la créativité de chaque citoyen et leurs aspirations.
Antonio Torrenzano. Est-il urgent de renouer de nouvelles utopies pour arrêter le déclin ?
Alain Touraine. Le philosophe Michel Foucault après la mort de Jean-Paul Sartre parle de l’homme qui laisse une trace dans le sable qui s’efface avec le vent. Une belle image, révélatrice d’un monde au déclin. Le processus est déjà enclenché et ces changements surviennent et se succèdent à une vitesse fulgurante. Les décideurs doivent être conscients de ces risques. Notre devoir d’intellectuels, c’est d’arrêter ce déclin. Une société divisée en castes n’est plus une démocratie. Nous avons besoin d’un autre type de vie collective et individuelle fondé sur la défense des droits humains universels contre toutes les logiques d’intérêt et de pouvoir. De quelle démocratie pourrions-nous discuter sans une égalité de possibilités ?
Antonio Torrenzano