Version longue prononcée à l’Université de Rome III, le 26 octobre 2011, avec la délégation des humanistes et la participation du Cardinal Ravasi.
Qu’est-ce que l’humanisme ? Un grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux ? C’est dans la tradition européenne, Grecque-juive-chrétienne, que s’est produit cet événement qui ne cesse de promettre, de décevoir et de se refonder. Lorsque Jésus se décrit (Jn 8,24) dans les mêmes termes qu’Élohim s’adressant à Moïse (Ex 3,14), en disant : « Je suis », il définit homme – et anticipe l’humanisme – comme une « singularité indestructible » (selon les termes de Benoit XVI). Singularité indestructible qui non seulement le relie au divin par delà la généalogie d’Abraham (comme le faisait déjà le peuple d’Israël), mais qui innove. Car si le « Je suis » de Jésus s’étend du passé et du présent au futur et à l’univers, le Buisson ardent et la Croix deviennent universels.
Lorsque la Renaissance avec Érasme, les Lumières avec Diderot, Voltaire, Rousseau, mais aussi le Marquis de Sade et jusqu’à ce juif athée qu’était Sigmund Freud, ils proclament la liberté des hommes et des femmes à se révolter contre les dogmes et les oppressions, à émanciper les esprits et les corps, à mettre en question toute certitude, commandement ou valeur, – est-ce à un nihilisme apocalyptique qu’ils ont ouvert la voie ? En s’attaquant à l’obscurantisme, la sécularisation a oublié de s’interroger sur le besoin de croire qui sous-tend le désir de savoir, ainsi que sur les limites à poser au désir à mort – pour vivre ensemble. Pourtant, ce n’est pas l’humanisme, mais ce sont les dérives sectaires, technicistes et négationnistes de la sécularisation qui ont sombré dans la « banalité du mal », et qui favorisent aujourd’hui l’automatisation en cours de l’espèce humaine. « N’ayez pas peur ! », ces mots de Jean-Paul II ne s’adressent pas seulement aux croyants qu’ils encourageaient à résister au totalitarisme. L’appel de ce Pape – apôtre des droits de l’homme- nous incite aussi à ne pas craindre la culture européenne, mais au contraire à oser l’humanisme : en bâtissant des complicités entre l’humanisme chrétien et celui qui, issu de la Renaissance et des Lumières, ambitionne d’élucider les voies risquées de la liberté. Merci aujourd’hui au Pape Benoît XVI d’avoir invité, pour la première fois en ces lieux, des humanistes parmi vous.
C’est pourquoi, avec vous sur cette terre d’Assise, mes pensées s’adressent à Saint-François-d’Assise : qui « ne cherche pas tant à être compris qu’à comprendre », ni « à être aimé qu’à aimer » ; qui éveille la spiritualité des femmes avec l’œuvre de sainte Claire; qui place l’enfant au cœur de la culture européenne en créant la fête de Noël ; et qui, quelque temps avant sa mort, déjà en humaniste avant la lettre, envoie sa lettre « à tous les habitant du monde entier ». Je pense aussi à Giotto qui déplie les textes sacrés dans des images vivantes de la vie quotidienne des hommes et des femmes de son temps, et met le monde moderne au défi de secouer le rite toxique du spectacle aujourd’hui omniprésent.
Peut-on encore parler de l’humanisme, mieux : peut-on parler l’humanisme ? Et c’est Dante Alighieri qui m’interpelle en cet instant, célébrant Saint François au Paradis de sa «Divine comédie». Dante a fondé une théologie catholique de l’humanisme en démontrant que l’humanisme n’existe que si et seulement si nous nous transcendons dans le langage par l’invention de nouveaux langages. Comme il l’a fait lui-même, en écrivant dans un style nouveau la langue italienne courante, et en inventant des néologismes. « Outre passer l’humain dans l’humain (« transhumanar » ) (Paradis I : 69), dit-il, tel serait le chemin de la vérité. Il s’agirait de «nouer », au sens d’ « accoupler » ( « s’indova », se mettre là, dans le « où ») ( Paradis 33 :138) – comme se nouent le cercle et l’image dans une rosace – le divin et l’humain dans le Christ, le physique et le psychique dans l’humain. De cet humanisme chrétien, compris comme un « outrepassement » de l’humain dans l’accouplement des désirs et du sens par le langage, s’il est un langage d’amour, l’humanisme sécularisé est l’héritier souvent inconscient. Et il s’en sépare en affinant ses logiques propres dont j’aimerais esquisser dix principes. Ils ne sont pas dix commandements, mais 10 invitations à penser des passerelles entre nous.
1) L’humanisme du XXI siècle n’est pas un théomorphisme. L’Homme majuscule n’existe pas.Ni « valeur » ni « fin » supérieure, aucun atterrissage du divin d’après les actes les plus hauts de certains hommes qu’on appelle des « génies » depuis la Renaissance. Après la Shoah et le Goulag, l’humanisme a le devoir de rappeler aux hommes et aux femmes que si nous nous estimons les seuls législateurs, c’est uniquement par la mise en question continue de notre situation personnelle, historique et sociale que nous pouvons décider de la société et de l’histoire. Aujourd’hui, loin de démondialiser, une nouvelle réglementation internationale est nécessaire à inventer pour réguler et maîtriser la finance et l’économie mondialisée et créer à terme une gouvernance mondiale éthique universelle et solidaire.
2) Processus de refondation permanente, l’humanisme ne se développe que par des ruptures qui sont des innovations (le terme biblique hiddouch signifie inauguration-innovation-rénovation ; enkainosis et anakainosis ; novatio et renovatio). Connaître intimement l’héritage grec-juif-chrétien, le mettre en examen approfondi, transvaluer (Nietzsche) la tradition : il n’y a pas d’autre moyen de combattre l’ignorance et la censure, et de faciliter ainsi la cohabitation des mémoires culturelles construites au cours de l’histoire.
3) Enfant de la culture européenne, l’humanisme est la rencontre des différences culturelles favorisée par la globalisation et la numérisation. L’humanisme respecte, traduit et réévalue les variantes des besoins de croire et des désirs de savoir qui sont des universaux de toutes les civilisations.
4) Humanistes, « nous ne sommes pas des anges, nous avons un corps ». Sainte Thérèse d’Avila s’exprime ainsi au XVIIe siècle, inaugurant l’âge baroque qui n’est pas une Contre-Réforme, mais une Révolution baroque amorçant le siècle des Lumières. Mais le libre désir est un désir à mort. Et il fallait attendre la psychanalyse, pour recueillir dans la seule et ultime réglementation du langage cette liberté des désirs que l’humanisme ne censure ni ne flatte, mais se propose d’élucider, d’accompagner et de sublimer.
5) L’humanisme est un féminisme. La libération des désirs devait conduire à l’émancipation des femmes. Après les philosophes des Lumières qui ont ouvert la voie, les femmes de la Révolution françaises l’ont exigée avec Théroigne de Méricourt, Olympe de Gouge, jusqu’à Flora Tristan, Louise Michel et Simone de Beauvoir, accompagnée par les luttes des suffragettes anglaises et je n’oublie pas les Chinoises dès la Révolution bourgeoise de 4 mai 1919. Les combats pour une parité économique, juridique et politique nécessitent une nouvelle réflexion sur le choix et la responsabilité de la maternité. La sécularisation est encore la seule civilisation qui manque de discours sur le maternel. Le lien passionnel entre la mère et l’enfant, ce premier autre, aurore de l’amour et de l’hominisation, ce lien où la continuité biologique devient sens, altérité et parole, est une reliance. Différente de la religiosité comme de la fonction paternelle, la reliance maternelle les complète et participe à part entière de l’éthique humaniste.
6) Humanistes, c’est par la singularité partageable de l’expérience intérieure que nous pouvons combattre cette nouvelle banalité du mal qu’est l’automatisation en cours de l’espèce humaine. Parce que nous sommes des êtres parlant, écrivant, dessinant, peignant musiquant, jouant, calculant, imaginant, pensant, nous ne sommes pas condamnés à devenirdes « éléments de langage » dans l’hyperconnection accélérée. L’infini des capacités de représentation est notre habitat, profondeur et délivrance, notre liberté.
7) Mais le Babel des langages génère aussi chaos et désordres, que l’humanisme ne régulera jamais par la seule écoute attentive prêtée aux langages des autres. Le moment est venu de reprendre les codes moraux immémoriaux : sans les affaiblir, pour les problématiser, en les à rénovant au regard des nouvelles singularités. Loin d’être de purs archaïsmes, les interdits et les limites sont des garde-fous qu’on ne saurait ignorer sans supprimer la mémoire qui constitue le pacte des humains entre eux et avec la planète, les planètes. L’histoire n’est pas du passé : la Bible, les Évangiles, le Coran, le Rigveda, le Tao nous habitent au présent. Il est utopique de créer de nouveaux mythes collectifs, il ne suffit pas non plus d’interpréter les anciens. Il nous revient de les réécrire, repenser, revivre : dans les langages de la modernité.
8) Il n’y a plus d’Univers,la recherche scientifique découvre et ne cesse de sonder le Multivers. Multiplicité des cultures, des religions, des goûts et des créations. Multiplicités des espaces cosmiques, des matières et des énergies cohabitant avec le vide, composant avec le vide. N’ayez pas peur d’être mortels. Capable de penser le multivers, l’humanisme est confronté à une tâche épochale : inscrire la mortalité dans le multivers du vivant et du cosmos.
9) Qui le pourra? L’humanisme, parce qu’il soigne. Le souci (cura) amoureux d’autrui, le soin écologique de la terre, l’éducation des jeunes, l’accompagnement des malades, des handicapés, des vieillissants, des dépendants n’arrêtent ni la course en avant des sciences ni l’explosion de l’argent virtuel ? L’humanisme ne sera pas un régulateur du libéralisme, qu’il se ferait fort de transformer sans à-coups apocalyptiques ni lendemains qui chante. En prenant son temps, en créant une proximité nouvelle et des solidarités élémentaires, l’humanisme accompagnera la révolution anthropologique qu’annoncent déjà aussi bien la biologie émancipant les femmes, que le laisser-aller de la technique et de la finance, et l’impuissance du modèle démocratique pyramidal à canaliser les innovations.
10) L’homme ne fait pas l’Histoire,mais l’Histoire c’est nous. Pour la première fois, Homo Sapiens est capable de détruire la terre et soi-même au nom de ses religions, croyances ou idéologies. Pour la première fois aussi les hommes et les femmes sont capables de réévaluer en toute transparence la religiosité constitutive de l’être humain. La rencontre de nos diversités ici, à Assise, témoigne que l’hypothèse de la destruction n’est pas la seule possible. Personne ne sait quels humains succèderont à nous qui sommes engagés dans cette transvaluation anthropologique et cosmique sans précédent. Ni dogme providentiel, ni jeu de l’esprit, la refondation de l’humanisme est un pari.
L’ère du soupçon ne suffit plus. Face aux crises et menaces aggravées, voici venue l’ère du pari. Osons parier sur le renouvellement continu des capacités des hommes et des femmes à croire et à savoir ensemble. Pour que, dans le multivers bordé de vide, l’humanité puisse poursuivre longtemps son destin créatif.
Julia Kristeva