Conversation avec Serge Latouche, économiste et philosophe, professeur émérite à l’Université Paris Sud, spécialiste de l’épistémologie des sciences sociales, défenseur de la décroissance soutenable. Il est l’auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues étrangères dont «Le pari de la décroissance», Paris, éditions Fayard, 2007; «Survivre au développement», Paris,2004; «Décoloniser l’imaginaire», Paris, éditions Paragon, 2003; «La Déraison de la raison économique», Paris, éditions Albin Michel, 2001. Avec Antonio Torrenzano, «Immaginare il nuovo. Mutamenti sociali, globalizzazione, interdipendenza Nord-Sud», Turin, L’Harmattan, 2000 (essai en langue italienne). Avec Alain Caillé, Marc Humbert et Patrick Viveret, « De la convivialité. Dialogues sur la société conviviale à venir », Paris, éditions la découverte, 2011. Le dialogue a eu lieu à Reggio Émilia en plusieurs reprises dans l’année 2011.
Antonio Torrenzano. Nous sommes dans une période de crise planétaire et nous ne savons ce qui en sortira. Le processus de mondialisation a porté à l’hégémonie de l’économie, du profit et des échanges. On pourrait discuter longtemps des bienfaits et des méfaits de cette mondialisation, je crois que c’est la misère qui domine. Pourquoi l’économie libérale et la finance internationale ont-elles fait disparaitre l’action politique?
Serge Latouche.Le triomphe de la société de marché comme instance autonome a fait évanouir les velléités de pluralisme ainsi que la disparition du politique. Ce fondamentalisme économique, intégralement présent déjà chez Adam Smith, s’impose enfin sans rivaux parce qu’il correspond le mieux à l’esprit du temps. La mondialisation de l’économie, ainsi comme je la définis par le mot économicisationdu monde, émancipe totalement la mégamachine techno-économique. Autrement dit, celle-ci absorbe presque intégralement le politique. Cette situation entraîne à terme l’effondrement de la société civile auquel nous assistons. L’expertise remplace la citoyenneté, la technocratie se substitue silencieusement et insidieusement à la démocratie. Il n’y a plus d’enjeux, parce qu’il n’y a tout simplement plus de valeurs à débattre. Le triomphe du marché, n’est que le triomphe du « tout marché ». Il s’agit du dernier avatar d’une très longue histoire mondiale.Toutefois, la mondialisation de l’économie ne se réalise pleinement qu’avec l’achèvement de sa réciproque l’économicisation du monde, c’est-à-dire la transformation de tous les aspects de la vie en questions économiques, sinon en marchandises. Le politique, en particulier, se trouve totalement absorbé dans l’économique.
Antonio Torrenzano. Toutefois ce décalage entre une mondialisation réductrice, financière et spéculative et une véritable mondialité politique est-il un des problèmes du changement d’époque ?
Serge Latouche. La crise du politique se traduit par l’effondrement du social et donc, à terme de la société elle-même. Les responsables politiques, eux-mêmes, fonctionnent comme des rouages du mécanisme. Ils se font les exécutants de contraintes qui les dépassent. Les hommes politiques deviennent à leur insu des marionnettes dont les ficelles sont tirées par d’autres. La médiatisation de la politique accentue le phénomène de façon caricaturale. Mais, dans ces sociétés contemporaines, nous sommes tous des rouages d’une immense machine qui définit notre espace dans la société. Niveau de revenu, mode de consommation, travail ou chômage, ces aspects économiques de la vie ont pris un rang dominant et parfois exclusif. Le citoyen se définit avant tout par sa situation, son revenu, sa dépense. La vie est ainsi réduite à ces aspects économiques qu’il est inévitable que chacun de nous soit obsédé par les problèmes économiques.
Antonio Torrenzano. Patrick Viveret affirme que la crise n’est que la manifestation de trois grandes vagues de mutation nées après la chute du mur de Berlin. La première vague de mutation pourrait être caractérisée par l’insoutenable de ce qu’on pourrait appeler le modèle « dérégulation, competition à outrance, délocalisation ». Cette première vague est à l’origine de la crise. Elle est aussi à l’origine de l’augmentation des inégalités sociales et de la suivante statistique quasi obscène : trois personnes au monde peuvent avoir les revenus des 48 pays les plus pauvres, la fortune de 225 personnes équivaut à la somme des revenus individuels dérisoires de 2,5 milliards d’êtres humains. La deuxième vague : l’idée que le progrès économique pouvait entrainer du progrès social. Mais, cette idée a été un échec. Cette deuxième vague nous amène à la troisième, plus importante encore, c’est-à-dire la sortie d’un âge vers un changement d’époque.
Serge Latouche. Pour la pensée libérale, la société ouverte a été l’apothéose du marché. Les promesses de l’économie pour un monde de paix et de prospérité pour tous et pour chacun semblent plus lointaines que jamais. Plus l’imaginaire de la grande société du marché mondial devient planétaire, plus la discorde, la misère et l’exclusion semblent gagner du terrain. Les dysfonctionnements de toute nature du système mondial : chômage, exclusion, misère matérielle et plus encore morale, désastres écologiques, sont et seront de plus en plus insupportables. En attendant la grande implosion désormais prévisible, il s’agit de substituer à cet hybris l’affirmation d’une commune humanité comme cœur d’un nouveau projet politique; ce que j’appelle une société d’abondance frugale ou de la sobriété choisie.
Antonio Torrenzano