Conversation avec Jean-Luc Nancy, philosophe, écrivain, professeur de philosophie à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, auparavant aux Universités de Berlin et de Californie. Il a été membre du Conseil national des universités, section philosophie. Par ailleurs, il est membre du conseil éditorial de l’Espace Maurice Blanchot. Auteur de nombreux essais traduits dans plusieurs langues étrangères, il a publié entre autres :« La création du monde ou la mondialisation » et «La pensée dérobée» aux éditions Galilée ; «L’expérience de la liberté » et «Impératif catégorique »aux éditions Flammarion; « Sur le commerce des pensées », illustrations de Jean Le Gac, Paris, Galilée, 2005; « Juste impossible », Paris, Bayard, 2007, « Vérité de la démocratie », Paris, Galilée, 2008.« Démocratie, dans quel état ? », avec Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jacques Rancière, Kristin Ross et Slavoj Žižek, Paris, édition La Fabrique, 2009. Le dialogue a eu lieu à Modène pendant le festival international de la philosophie sur la fortune, organisé par la Fondation San Carlo, au mois de septembre 2010.
Antonio Torrenzano. Panique financière, crise économique, crises politiques, guerres et conflits, violations de droits humains, pauvreté … et les listes seraient encore plus longs. Ces crises, pourtant, ils sont en train de bouleverser la communauté occidentale depuis le 2008. Dans ces deux dernières années, la communauté occidentale est en train de gérer plusieurs cauchemars qui ne sont pas encore terminés. L’ancien avatar de la fortune et non celle de la clairvoyance, utilisé dans les années passées par plusieurs individus de la finance et des hommes politiques, il me semble maintenant néfaste.
Jean-Luc Nancy. La fortune est bonne ou mauvaise. Elle est riche ou pauvre, heureuse ou malheureuse. Elle est indifférente au bien et au mal. Elle n’est même rien d’autre que cette indifférence et la distribution aveugle des heurs et des malheurs. C’est-à-dire, selon l’origine du mot, ce qui est de bon ou de mauvais augure, ce qui s’annonce comme faste ou néfaste. Lorsqu’on organise une rencontre comme celle-ci, comme toutes les rencontres qui sont organisées précisément en vue de la rencontre, on monte une sorte de dispositif pour se donner la chance d’une rencontre, de plusieurs rencontres, contacts de pensées et de corps entre lesquels on souhaite qu’il « se passe » quelque chose ou que quelque chose « arrive ». Quelque chose de cet accueil est inscrit çà ou là dans les langues, lorsque le grec tukhè désigne d’abord, dans l’histoire de la langue, la rencontre ou l’occasion favorable, comme le font aussi le latin fortuna (audaces fortuna juvat…) et le français chance. Les langues ne se laissent pas ainsi réduire. Elles ne sont ni psychologiques ni idéologiques. Les langues ne croient pas à l’attente de sens : elles sont précisément le lieu où on peut apprendre l’infini carrousel des significations et l’éternelle échappée du sens. N’est-ce pas ce que fait la poésie, et n’est-ce pas parce que les langues parlent au-delà de nos demandes de signification qu’elles sont capables de poésie – non seulement capables, mais incessamment, obstinément poussées vers la poésie. C’est pourquoi le poème de Valéry nous dit : « Patience, patience. Patience dans l’azur ».
Antonio Torrenzano. La patience pour Valéry signifie savoir attendre, savoir rester vigilants, savoir demeurer sur place en état de disponibilité.
Jean-Luc Nancy. Oui, la patience consiste à savoir attendre non pas au sens où l’attente est demande d’aboutissement, et en cela inévitable impatience, mais au sens où elle est manière de demeurer sur place en état de disponibilité. « Sur place », ici, c’est « l’azur ». Dans le poème, intitulé Palme, cet azur peut être référé au ciel entrevu à travers les feuilles d’un palmier vues du sol. Pour notre lecture, l’azur est le lieu vide et ouvert – ce lieu qui ne hante pas seulement Mallarmé, mais qui étend sur nous toute la hantise du ciel, c’est-à-dire de l’espace infini, du « bleu adorable » de Hölderlin, cet autre poète. Le ciel, c’est ce qui se sépare essentiellement de la terre. Sa séparation ouvre l’écart à toutes les lois du monde, à toutes leurs nécessités, leurs sens, leurs accomplissements. Le ciel n’est rien, aucun lieu, mais seulement cet écart ouvert et infini.C’est là ou bien c’est de là que peuvent venir des rencontres inouïes et à vrai dire inaudibles. Toutes renvoient d’une manière ou d’une autre à l’infini. Ce sont les rencontres ou les occasions, les fortunes, les heurs que nous nommons chances en comprenant par là ce qui s’offre à être saisi, ce qu’il est opportun de savoir accueillir. Être chanceux signifie le plus souvent être favorisé par un sort particulier, voire par une magie bienfaisante. Cette signification reconduit la chance au pur automaton et à toutes les computations. Mais la tukhè et la chance disent autre chose : elles disent la capacité à les accueillir. Essentiellement, elles désignent une puissance passive – une dunamis tou pathein, pour parler encore Aristote – qui donne l’occasion à l’élan d’une puissance active. Ainsi la rencontre de quelqu’un ou celle d’une situation, d’un imprévu, d’une contrariété même, voire d’une maladie ou d’un malheur. Aucune transfiguration ici de la peine en bonheur, mais un «savoir recevoir » qui peut faire chance dans la malchance. Sans consolation, sans résolution, sans sublimation.
Antonio Torrenzano