Conversation avec Jean-Pierre Dupuy, polytechnicien et ingénieur des mines, est professeur de français et chercheur au Centre d’Étude du Langage et de l’Information (C.S.L.I.) de l’université Stanford, en Californie. Il est aussi philosophe des sciences, et il a enseigné la philosophie sociale et politique et l’éthique des sciences et techniques jusqu’en 2006 à l’Écolepolytechnique. Il est également membre de l’Académie des technologies. Jean-Pierre Dupuy est aussi fondateur avec d’autres membres du Collegium international éthique, politique et scientifique, association qui souhaite « apporter des réponses intelligentes et appropriées qu’attendent les peuples du monde face aux nouveaux défis de notre temps. » Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues diplomatiques, dont «Avions-nous oublié le mal ? Penser la politique après le 11 septembre», Paris, Bayard, 2002; «La Panique. Les empêcheurs de penser en Rond», 2003; «Pour un catastrophisme éclairé, quand l’impossible est certain»,Paris, Seuil, 2004 ; « Petite métaphysique des tsunamis »,Paris, Seuil, 2005;«Retour de Tchernobyl, Journal d’un homme en colère », Paris, Seuil, 2006; «La marque du sacré : essai sur une dénégation», Paris, Carnets Nord, 2009; «Dans l’œil du cyclone », Carnets Nord, 2009. La conversation avec le professeur a eu lieu à Modène à la fin du mois de septembre 2010 pendant le Festival international de la philosophie organisé par la Fondation Collegio San Carlo.
Antonio Torrenzano. Pourquoi affirmez-vous qu’il soit utile de faire comme si le pire était inévitable ?
Jean-Pierre Dupuy. Le pire n’est jamais certain, mais il est parfois utile de faire comme s’il était inévitable. Le certain et le nécessaire sont deux prédicats qu’il convient soigneusement de distinguer. Comme disait Jorge Luis Borges : « L’avenir est inévitable, mais il peut ne pas avoir lieu ». Ce qui fait qu’un destin puisse ne pas s’accomplir est aussi ce qui fait qu’il s’accomplisse.
Antonio Torrenzano. Est-ce que par exemple, le réchauffement climatique ou plus en général la crise écologique pouvait être évité ?
Jean-Pierre Dupuy. En conclusion de son film « Une vérité qui dérange», Al Gore formule des propos qu’un spectateur inattentif a tendance à tenir pour des lieux communs, alors qu’ils posent un problème philosophique considérable: «Les générations futures auront vraisemblablement à se poser la question suivante – affirme l’ancien vice-président américain après avoir montré les conséquences pénibles que le changement climatique en cours produira si l’humanité ne se mobilise pas à temps – à quoi pouvaient donc bien penser nos parents ? Pourquoi ne se sont-ils pas réveillés alors qu’ils pouvaient encore le faire ? Cette question qu’ils nous posent, c’est maintenant que nous devons l’entendre.» Mais comment, dira-t-on, comment donc pourrions-nous recevoir un message en provenance de l’avenir ? Si ce n’est pas là simple licence poétique, que peut bien signifier cette inconcevable inversion de la flèche du temps ? Les responsables de Greenpeace ont trouvé un moyen plaisant et efficace de poser la même question, sinon de la résoudre, lors du sommet raté de Copenhague sur le changement climatique. Sur des affiches géantes, ils ont vieilli de dix ans les principaux chefs de gouvernement d’aujourd’hui pour leur faire dire: «Je m’excuse. Il nous était possible d’éviter la catastrophe climatique. Mais nous n’avons rien fait.» Suivait l’injonction : «Agissez maintenant et changez l’avenir.» Je pourrais en continuant multiplier les exemples.
Antonio Torrenzano. Deux prédilections développées par la philosophie que nous appelons métaphysique, et même par son rameau de la logique métaphysique.
Jean-Pierre Dupuy. Sans doute que devant des défis aussi gigantesques que ceux qui pèsent sur l’avenir de l’humanité, il est impossible de ne pas poser à nouveau frais les grandes questions qui l’agitent depuis l’aube des temps. Ces manières de jouer avec le temps sont autant de façons de nous enjoindre de donner un poids de réalité suffisant à l’avenir. Car pour donner sens à l’idée que l’avenir nous regarde et nous juge maintenant, il faut bien que, d’une façon à déterminer, l’avenir soit dès à présent ce qu’il sera. Est-ce que cela implique du fatalisme ?
Antonio Torrenzano. Faut-il en déduire que tout est déjà écrit d’avance ?
Jean-Pierre Dupuy. La réponse est négative, mais il faut beaucoup de travail théorique pour s’en convaincre. Un concept controversé de la philosophie morale peut nous y aider : celui de «fortune morale». Si le concept de fortune morale n’a pas toujours eu bonne presse, c’est qu’il a servi à justifier les pires abominations. Le général Curtis Lemay, par exemple, le premier patron du Strategic Air Command, c’est-à-dire des forces aériennes américaines pendant la guerre du Pacifique, qui, en tant que tel,fut responsable de la destruction par bombes incendiaires de 70 villes du Japon impérial, le tout couronné par le largage de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, eut un jour ce mot: « Si nous avions perdu la guerre, nous aurions été jugés et condamnés comme criminels de guerre». Qu’est-ce qui fait qu’une même action est morale si on gagne et immorale si on perd ? Il y a cependant des circonstances où le concept de fortune morale pose moins de problèmes. Dans la question qui nous occupe, on peut raisonner ainsi : l’humanité prise comme sujet collectif a fait un choix de développement de ses capacités virtuelles qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune morale. Il se peut que son choix mène à de grandes catastrophes irréversibles; il se peut qu’elle trouve les moyens de les éviter, de les contourner ou de les dépasser. Personne ne peut dire ce qu’il en sera. Le jugement ne pourra être que rétrospectif. Cependant, il est possible d’anticiper, non pas le jugement lui-même, mais le fait qu’il ne pourra être porté que sur la base de ce que l’on saura lorsque le voile de l’avenir sera levé. Il est donc encore temps de faire que jamais il ne pourra être dit par nos descendants : « trop tard ! ». Un trop tard qui signifierait qu’ils se trouvent dans une situation où aucune vie humaine digne de ce nom n’est possible. « Nous voici assaillis par la crainte désintéressée pour ce qu’il adviendra longtemps après nous – mieux, par le remords anticipateur à son égard », écrit le philosophe allemand Hans Jonas, à qui nous devons le concept d’éthique du futur : non pas l’éthique qui prévaudra dans un avenir indéterminé, mais bien toute éthique qui érige en impératif absolu la préservation d’un futur habitable par l’humanité. L’avenir a besoin de nous, gens du présent. Si par malheur nous devions détruire toute possibilité d’un avenir vivable, c’est tout le sens de l’aventure humaine, depuis la nuit des temps, que nous réduirions à néant. C’est donc nous qui avons besoin de l’avenir, beaucoup plus que l’inverse.
Antonio Torrenzano