Conversation avec Jean Ziegler, juriste, écrivain, professeur à l’université de Genève, ancien rapporteur spécial de la Commission de droits de l’homme des Nations Unies pour le droit à l’alimentation. Auteurs de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues étrangères, dont «L’empire de la honte», aux éditions Fayard, 2003, «Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent» Fayard, 2002; «La faim dans le monde expliquée à mon fils»,1999. Le dialogue a eu lieu à Genève.
Antonio Torrenzano. Le sommet financier du G-20 de la moitié du mois de novembre, il n’a donné aucune réponse sur certaines questions brulantes. Par exemple, les relations et les interdépendances nord/sud de la planète. Pourquoi, à votre avis ?
Jean Ziegler. L’Occident mène une politique suicidaire. Maintenant, les riches maigrissent et les pauvres meurent, dit un proverbe. L’ONU a identifié huit tragédies à éliminer prioritairement. Ce sont les objectifs du millénaire à réaliser d’ici à 2015 : éradiquer l’extrême pauvreté et la faim ; assurer à tous les enfants en âge scolaire un enseignement de base ; promouvoir l’égalité entre les sexes et l’autonomie des femmes ; réduire la mortalité infantile, améliorer la santé des mères ; combattre le sida, la malaria et d’autres épidémies ; garantir la protection de l’environnement ; établir un pacte mondial pour le développement. Ces objectifs ont été chiffrés à 82 milliards de dollars annuels sur cinq ans. Depuis 2000, l’Occident dit qu’il n’a pas d’argent, mais le mois d’octobre dernier, en trois heures et demie, les 27 pays de l’Union Européenne ont libéré presque de 1.600 milliard d’euros pour le crédit interbancaire afin d’augmenter la liquidité des leurs instituts de crédit. Savez-vous, combien d’argent il suffirait pour éliminer les huit tragédies indiquées par les Nations Unies ? Il suffirait seulement l’1% de ces 1.600 milliards.
Antonio Torrenzano. Les conséquences économiques de la crise financière seront beaucoup plus graves pour les pays en développement que pour les pays riches, déclarait au Monde fin octobre Kemal Dervis, dirigeant du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Dans vos dernières conférences autant que dans vos derniers essais, vous répétez que les peuples du Sud ont décidé de revendiquer une addition. Une addition très salée.
Jean Ziegler. Une addition à l’Occident bien sûr. Mais l’Occident reste sourd et aveugle aux revendications du sud de la planète. La faim dans cette région du monde augmente d’une façon vertigineuse. Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim dans le monde et 100 000 personnes meurent de misère. 923 millions d’êtres humains, plus d’un homme sur six, sont en permanence gravement sous-alimentés. Ce massacre quotidien de la faim s’intensifie. Le Nigeria, par exemple, est le huitième producteur de pétrole au monde, le premier en Afrique. C’est le pays le plus peuplé du continent avec 147 millions d’habitants. L’espérance de vie par chaque individu n’est que de quarante-sept ans. Plus de 70% de la population vit dans une situation d’extrême pauvreté. La sous-alimentation est permanente. Il y a absence d’écoles, de services sanitaires. Tout cela en raison de la corruption endémique des dictateurs militaires qui se sont succédé au pouvoir depuis 1966. Le lien de confiance entre les citoyens et l’État est brisé par la corruption et le pillage. Mais les responsabilités sont partagées. Les sociétés pétrolières qui exploitent les immenses richesses du pays: SHELL, ELF, EXXON, TEXACO, sont les complices actifs des généraux. Les sociétés pétrolières favorisent la corruption parce qu’elle les sert. Lorsqu’on négocie le partage des richesses et des biens, il est infiniment plus favorable d’avoir des corrompus en face de soi qu’un gouvernement démocratiquement élu qui défend l’intérêt public. Je condamne la corruption.
Antonio Torrenzano. La crise financière a-t-elle montré le vrai visage de la finance mondiale ? Encore, les paradis fiscaux pourront-ils être réglementés?
Jean Ziegler. La main invisible du marché est finalement devenue visible: c’est celle des prédateurs. Or ces mensonges se sont effondrés. La conscience collective va entrer dans un processus d’apprentissage et d’analyse et la riposte sociale va s’organiser. Comment va s’organiser cette riposte sociale ? Nous ne le savons pas encore, mais c’est la question centrale. Les paradis fiscaux ? Il faut les éliminer totalement. C’est l’une des mesures les plus urgentes à prendre. Il faut rétablir la prééminence du secteur public lorsqu’il s’agit de services publics, imposer une normativité stricte aux capitaux, réguler les bourses pour éviter la spéculation. Le libre-échange est un mal quand l’État perd sa force normative. L’intérêt du pays, ce sont la justice sociale, la distribution équitable des ressources, la démocratie sociale.
Antonio Torrenzano. Et l’annulation de la dette ?
Jean Ziegler. Oui, tout est là. C’est le garrot qui crée la faim et empêche le développement. Cela dit, l’annulation pure et simple de la dette n’est pas la seule solution, parce qu’il y a des régimes corrompus. La société civile et les réseaux des ONG avaient proposé un mécanisme qui convertirait la dette des 49 pays les moins avancés en monnaie locale afin de contribuer au développement, sous la surveillance du FMI. Tout cela, il peut être une voie. Mais il y a une vraie hypocrisie consistant à dire que si les pays du Tiers-Monde ne payaient pas leur dette, le système bancaire mondial s’effondrerait. Or, les chiffres démontrent que c’est absolument faux. La dernière crise boursière, elle a brulé des richesses qui sont 14 fois supérieures à l’ensemble de la dette des 122 pays du Tiers-Monde et l’économie a parfaitement digéré tout cela. Sur cette hypocrisie profitent presque 500 grandes sociétés transcontinentales du monde qui ont administré l’année dernière plus de 54% du produit mondial brut. Nous vivons la reféodalisation du monde! Les nouveaux seigneurs féodaux ont un pouvoir infiniment plus puissant que dans le passé. Mais je suis certain que ce processus va déboucher sur un nouveau contrat social planétaire. Le contraire du marché auto régulé est la loi. Jean-Jacques Rousseau, il écrivait dans le Contrat social : « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui libère.» Je suis absolument certain que les peuples occidentaux vont comprendre que l’inhumanité infligée aux autres détruit l’humanité qui est en eux. Nous sommes doués d’impératifs moraux, de conscience d’identité. Ce règne des prédateurs, reconnaissable au massacre quotidien de la faim, n’est plus acceptable. Un nouveau contrat de solidarité et de dialogue entre le sud et l’occident va s’approfondir par des peuples libérés de leur aliénation.
Antonio Torrenzano