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Conversation avec Pascal Lamy, économiste, ancien commissaire européen au commerce, aujourd’hui directeur général auprès de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Le dialogue a eu lieu à Rome pendant le sommet alimentaire organisé par la FAO-ONU, au mois de juin 2008.

Antonio Torrenzano. Comment parvenir à une maîtrise de la mondialisation ? Selon vous, la construction européenne peut-elle être un facteur de cette maîtrise ou un modèle pour une gouvernance mondiale ?

Pascal Lamy. Ces deux questions sont aujourd’hui au coeur du débat public. L’Union européenne est, dans son projet même, au coeur de la mondialisation. Aux yeux des pères fondateurs, l’Europe – comme Jean Monnet affirmait – devait être un pas vers l’organisation du monde de demain. L’origine même de l’UE se trouve dans les grandes utopies du dix-neuvième siècle et dans les deux grands traumatismes que furent les conflits mondiaux. Aussi l’UE est-elle aujourd’hui le seul prototype disponible et pertinent de gouvernance non nationale. Les Européens ont su établir des règles communes selon le principe qu’aucune règle collective ne doit abaisser les plus hautes de celles dont dispose chaque État, afin que personne n’ait à renoncer à un acquis fondamental surtout en matière sociale. L’Europe est dans ce domaine une référence. Dès le départ, l’Europe s’est dotée d’un capital institutionnel formidable qui prenait en compte les problèmes de gouvernance. Dès les institutions de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et jusqu’aux derniers traités, se sont mises en place des institutions multiples aux rôles établis. J’aimerais bien encore rappeler Jean Monnet qu’a l’origine de l’Europe, il a opté pour l’efficience aux dépens de la légitimité.

Antonio Torrenzano. Comment l’Europe peut-elle agir en face à mondialisation ? Pourra-t-elle être porteuse d’un nouveau mode de gouvernance dans la communauté internationale ?

Pascal Lamy. Pour passer à l’action, il est nécessaire de fabriquer une clé politique. L’Europe devra concentrer l’action sur la compensation des effets d’iniquités et sur la gestion politique collective du système grâce à des leviers démocratiques. L’objectif est de rééquilibrer le système par le biais d’une gestion démocratique. Dans ce contexte, l’Europe est porteuse de valeurs distinctes, relatives à la prise en compte de la nécessite sociale ou de la diversité culturelle. Avec la mondialisation, un certain nombre d’éléments nouveaux, notamment la soutenabilité environnementale, économique et sociale, il oblige tout le monde à réponses contre les instabilités, les risques de crises ou de crises systémiques. La notion de gouvernance semble être ici appropriée, car elle renvoie à un mode démocratique autre que le gouvernement au sens classique du mot. En effet, par rapport à ces nouveaux problèmes globaux, le gouvernement traditionnel tel qu’il fut pensé par Montesquieu n’est plus approprié. Il existe aujourd’hui une discordance entre une économie mondiale et un mode de gouvernement local. Aussi, les formes institutionnelles héritées du dix-huitième siècle demeurent pertinentes quant à leur légitimité, mais elles se réduisent à l’espace national et, de ce fait, ne sont pas efficaces par rapport à des problèmes globaux. Cette perte d’efficacité peut in fine atteindre la légitimité des États, car ces derniers ont beau mettre en place des règles de droit, les respecter et être légitimes. S’ils ne parviennent pas à régler un certain nombre de problèmes, leur légitimité ne reste que conventionnelle. Aussi assiste-t-on aujourd’hui à un renversement des rapports entre États et individus :ceux-là sont contraints de plus en plus fréquemment de montrer à ceux-ci leurs résultats, de leur rendre des comptes pour des raisons de consumérisme politique. Les États doivent ainsi prouver qu’ils font partie de la solution plutôt que du problème. Faut-il chercher une voie dans des dispositifs de gouvernance autres que ceux pensés par Montesquieu: l’autorégulation, la corégulation, l’influence du citoyen par des moyens autres que le pouvoir parlementaire comme l’interpellation directe par la société civile. Or, il n’existe pas à l’heure actuelle de dispositif unique de gouvernance. Les institutions économiques internationales héritées de Bretton Woods (le FMI, la Banque Mondiale) et, à partir du 1995 l’Organisation mondiale du commerce, elles ont une certaine efficacité, mais une légitimité, certaines fois, contestées.

A.T. Mais, si le modèle européen répond à l’exigence d’efficience, il n’a pas surmonté le problème de sa légitimité.Il ne me semble plus possible d’exercer ce type de gouvernance par “default” sans savoir au nom de quoi, dans quel sens et pourquoi.

Pascal Lamy. Cette disproportion entre les résultats en terme d’efficience et de légitimité est un problème lancinant des modes de gouvernance. Pour l’UE, cette dichotomie a sans doute contribué à freiner la composition d’un espace démocratique pertinent, d’un demos européen. L’Europe doit désormais clarifier son action afin de permettre aux citoyens d’identifier ce qu’elle fait.

Antonio Torrenzano.

 

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Dialogue avec Alain Touraine, sociologue, écrivain, professeur, directeur d’études à l’École des Hautes Études en sciences sociales de Paris. Alain Touraine est docteur honoris causa des Universités de Cochabamba (1984), Genève (1988), Montréal (1990), Louvain-la-Neuve (1992), La Paz (1995), Bologne (1995), Mexico (1996), Santiago (1996), Québec (1997), Córdoba (Argentine, 2000). Auteur des nombreux essais traduits dans plusieurs langues diplomatiques, il vient de publier «Penser autrement» (éditions Fayard, 2007) et «Si la gauche veut des idées» avec Ségolène Royal aux éditions Grasset. Le dialogue a eu lieu à Rome pendant deux séminaires organisés par le Ministere italien de l’éducation nationale.

Antonio Torrenzano. J’aimerais commencer cette nouvelle conversation avec vous, après notre rencontre de Milan, par une question historique :qu’ est-ce que l’Europe pour vous et le rôle contemporain de l’Union Européenne dans votre analyse ?

Alain Touraine. L’Europe existe, mais pas comme elle devrait exister, si bien qu’elle n’est pas vraiment existante. Elle est partiellement existante. Vous pouvez imaginer un plan de ville, mais sans ville. C’est pour ça que je vous dirais: c’est une forme l’Europe, c’est une idée, c’est une logique, mais ce n’est pas encore une réalité vécue. À présent, je pense que nous sommes dans une période de recul que d’avancée et que la réalité de l’Europe ne correspond pas à ce qu’il faudrait qu’elle soit pour être vraiment vivante. L’ancien désir de la construction européenne jusqu’à présent il n’a pas devenu vraiment une réalité. Il y a une organisation internationale qui développe plusieurs actions économiques ou juridiques; comme le Parlement européen qui passe la moitié de son temps à conjuguer toutes les lois nationales en accord avec les directives de Bruxelles. Ou encore, l’Euro, la suppression des frontières ou les actions sur la PAC. Dans ce sens-là, l’Europe existe indiscutablement, mais seulement dans le cadre d’activités économiques. Puisque la question que vous m’avez posée, elle est un peu embarrassante, je vais vous donner une réponse plus précise. Je crois que l’Europe est à présent déjà un État. Mais, je ne crois pas que l’Europe deviendra une nation ou un État-nation. L’Europe est encore moins une patrie ou un heimat en utilisant un mot allemand. Je vous fais un exemple: si je vais de Buenos Aires à Monterrey (où il y a, je ne sais combien de kilomètres), je suis dans un monde hispanique. Si je vais de Boston à Los Angeles, je suis dans un monde anglophone. La beauté de l’Europe, c’est que vous changez de langue, de culture, de vêtements, de cuisine tous cinquante ou deux cents kilomètres. Par conséquent, de ce point de vue, il n’y a pas d’Europe. L’Europe, c’est une série de petites îles porteuses de culture, c’est un archipel où il y a beaucoup d’échanges entre les cultures et les civilisations. La richesse de l’Europe vient de son histoire, car elle n’a jamais été unifiée. Il y a eu le monde byzantin, le monde romain, il y a eu le monde protestant, le monde catholique, il y a eu le monde laïc, le monde semi-religieux. Personne n’a eu le pouvoir absolu et, tout ça, c’est quelque chose de très favorable . L’Europe est la diversité.

Antonio Torrenzano. Alors quel sens donner à l’Europe .

Alain Touraine. Je vais malgré tout donner un sens à l’Europe. Si je prends le modèle européen central, je crois qu’il y a eu un modèle. L’Europe a créé le premier grand modèle de modernisation qui lui a permis de dominer le monde pendant quatre ou cinq cents ans. C’est-à-dire, l’Europe a polarisé; elle a mis toutes ses richesses, toutes ses connaissances, toutes ses images morales d’un côté et les autres ont été définis par leur diversité. Le modèle européen est une énorme concentration de force, mais en même temps des tensions à la limite de l’éclatement. Donc concentration, mais aussi révolution, c’est à dire rejet. Toute l’histoire de l’Europe s’est déroulée dans cette manière. Elle a d’abord créé la monarchie absolue moderne, et ensuite un capitalisme très concentré, ou encore par la suite, l’intervention de l’État et la création du welfare state. L’histoire de l’Europe, car il y a une histoire, c’est d’abord le formidable développement: la première, la deuxième révolution industrielle menées par l’Angleterre, l’Hollande, la France. Ce sont les révoltes du peuple contre le roi, de la nation contre le roi, de la République contre le roi. Encore, c’est le soulèvement du monde du travail et de la classe ouvrière contre l’élite capitaliste. C’est la libération des peuples colonisés pour continuer et, enfin, la libération des femmes. Ça, c’est l’histoire européenne. Et puis quand tout ça est fini, il ne reste plus rien. Il reste aujourd’hui le monde de la marchandise, qui est le monde de l’Europe à présent, c’est-à-dire un monde complètement plat et qui n’a aucune capacité dynamique.

Antonio Torrenzano. Selon vous, y a-t-il la possibilité d’avancer dans le modèle européen ?

Alain Touraine. Je crois que oui, mais l’Histoire est un modèle dynamique, pas du tout un modèle de reproduction,pas du tout un modèle holiste, le contraire d’un modèle communautaire. Je crois à l’historicité et l’historicité européenne a été la concentration des forces qui ont fait bouger le monde. Je pense, en revanche, que tous les chefs politiques européens ont oublié cette historicité du continent. Toutes les études faites par les philosophes politiques montrent la profondeur des différences qui sont vraiment énormes. Prenons par exemple le débat contemporain sur la laïcité: ce mot n’existe pas en langue anglaise. Pour les Français, le mélange de laïcité, de sécularisation et de morale religieuse qu’on trouve aux États-Unis ou en Angleterre ou dans les pays luthériens, il est une chose très difficile à concevoir. Et pour eux, au contraire, l’idée d’une séparation du politique et du religieux est une chose très difficile à percevoir. Il y a encore des choses très élémentaires sur lesquelles réfléchir : le résultat du passage de 6, à 9, à 15 puis à 25 États membres de l’UE. C’est passage reste encore compliqué et pas harmonisé . Il faut s’efforcer de trouver des mesures qui ne s’enferment pas dans la solution un pays/un commissaire ou sur la règle d’unanimité. Il faut trouver une flexibilité, une autonomie des institutions européennes, une capacité d’action autonome différente par rapport aux pays membres. Encore, l’Europe n’a pas une politique mondiale claire; l’Europe ne joue aucun rôle dans le monde. Nous ne sommes pas été capable de jouer un rôle dans l’ex-Yougoslavie ou encore au Moyen-Orient. Pour le Kosovo, je ne me prononce pas parce que c’est encore très tôt, tandis que j’attends l’élaboration d’une politique européenne par rapport au monde islamique. Une politique qui n’est pas la même des États-Unis, puisque pour les États-Unis c’est la confrontation. Chez nous, il devra être la recherche de combinaisons entre notre modernité et point de vue différents parce que pour vivre ensemble, il signifie combiner les différences. En France, on emploie le mot citoyenneté que, je trouve, un mot riche dans sa signification du statut politique, institutionnel et des différences culturelles vers chaque individu.

Antonio Torrenzano. Mais comment faire? Parce que dans vos analyses,je pense à votre essai sur la «Critique de la modernité», vous avez toujours distingué les voies de modernisation et la modernité.

Alain Touraine. La question est: comment peut-on combiner les éléments pour vivre ensemble? Dans mes analyses, je distingue les voies de modernisation et la modernité. Nous pouvons vivre avec des chemins de modernisation différents, si nous avons en commun, comme point de repère, la modernité. Mon problème a été de réduire ce noyau central le plus possible. Je l’ai réduit à deux éléments et je dis que nous pouvons vivre ensemble avec des gens qui acceptent la modernité dans ses deux éléments fondamentaux: la pensée rationnelle, les droits de l’individu. Le problème c’est de ne pas confondre la modernité avec un modèle de modernisation. L’Europe a un besoin vital de reprendre et réinventer un nouveau type de relation avec le bassin méditerranéen et le monde islamique.

Antonio Torrenzano.

 

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Il y a quelque jour, je discutais avec des étudiants non européens auprès de la siège de l’université Jonhs Hopkins à Bologne sur l’avenir de l’Europe et de son organisation internationale régionale. De l’extérieur, un citoyen d’un pays tiers, il ne comprend pas comme l’espace commun européen, que depuis un demi-siècle il s’efforce à s’unifier en continuant à s’élargir toujours plus, il puisse être du point de vue de l’international seulement l’ombre de soi-même. Une sensation paradoxale, celle des États membres de l’UE qu’ils se montrent incapables d’adopter de positions communes, de ne pas avoir visions claires sur leur avenir, de ne pas avoir propres stratégies et possibles visions afin de faire devenir leur futur une réalité. Pourtant, de ma discussion informelle avec les étudiants, il émergeait tout ceci.

Sans cartes ni instruments de navigation, comment voyager dans l‘espace virtuel du futur ? Comment découvrir le XXIe siècle? Pôle de tous les rêves et de tous les cauchemars, de toutes les peurs et tous les espoirs, l’avenir européen apparaît de plus en plus incertain et illisible. Les questions générales sont toujours les mêmes : l’Europe veut-elle être seulement un supplément, un appendice de cette globalisation ? L’Europe, saura-t-elle devenir un nouveau lieu dont la mondialisation pourra être repensée en termes différents et avec de nouvelles solutions ? Plus que jamais, il faut nous doter de clés si nous voulons entrer pour de bon dans le nouveau siècle déjà commencé.

Pour chaque citoyen européen, les relations de l’Europe avec le reste de la communauté internationale ne sont pas de simples problèmes de politique étrangère, mais de réflexions du propre sens d’Être à l’intérieur d’un tout. L’altérité, le sens de communauté, le caractère d’unité plurielle ils sont gravés dans l’ADN historique de chaque Européen. Retrouver ce patrimoine universel est donc nécessaire afin d’être de nouveau une possible clé pour recomposer le puzzle international de la planète fragmenté par la guerre, par la violence, par la faim, par la pauvreté, par la négation de droits de l’homme. Le problème dépasse les simples considérations de notre dimension politique, économique,sociale présente.

Encore, à l’intérieur des frontières de l’Europe, un mouvement de citoyens demande à l’UE et à ses institutions, une participation politique plus directe, plus sociale, plus partagée, moins institutionnelle. Ils demandent de changements sur la prise de décisions encore gérées selon les anciennes dynamiques de l’État-nation. Dynamiques désormais trop éloignés de la démocratie participative, devenue réelle dans tous les États membres, mais dont la classe politique de chaque État membre refuse de la voir, de l’analyser, de la gérer, de se confronter, de la reconnaître. Une nouveauté importante à l’intérieur du continent européen, pas encore bien interprétée par la classe dirigeante européenne, que Pierre Ronsavallon, dans son essai «La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance» (éditions Seuil, 2007) et Giovanni Sartori dans sa publication «Trenta lezioni sulla democrazia» (éditions Mondadori,2008), ils ont bien illustré. Toujours à ce propos, après le no Irlandais au traité de Lisbonne, il résulte bien plus que contemporaine la conversation avec le sociologue Alain de Vulpian, publiée dans ce carnet virtuel au mois de janvier 2007.

Peut-on continuer d’oublier notre ancien projet universel ? Peut-on continuer d’oublier notre multiplicité des héritages qui s’enrichissent de leurs histoires entrelacées sans les mettre elles au service de la planète au XXI siècle? Où sont passées nos valeurs? Notre idée de démocratie, l’importance que nous donnons aux droits de l’homme, notre idée de développement sont-elles encore là ? Repartir par nos valeurs pourrait être un moyen pour racheter une authentique crédibilité internationale et donner de la certitude à nombreux pays tiers que de l’Europe ils s’attendent encore beaucoup.

Antonio Torrenzano

 

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Conversation avec Eric Hobsbawm, historien, écrivain, professeur au Birkbeck College de l’université de Londres et membre de la British Academy. Auteur de nombreux essais, traduit dans plusieurs langues européennes, dont «The Age of extremes. The short Twentieth Century, 1914-1991», London, 1994; «L’historien engagé», Paris, édition de l’Aube, 2000; «Les Enjeux du XXe siècle», entretien avec Antonio Polito, Paris, édition de l’Aube, 2000; «L’Optimisme de la volonté», Paris, éditions le bord de l’eau, 2003; «Aux armes, historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française», postface inédite de l’auteur, traduit de l’anglais par Julien Louvrier, Paris, éditions la Découverte,2007. Le dialogue a eu lieu à Rome .

Antonio Torrenzano. Quels sont-ils les analyses anglaises sur la méditerranée comme réalité géopolitique ?

Éric Hobsbawm. La méditerranée n’est plus considérée, comme dans le passé, un élément central. Le coeur, de l’empire. Les Anglais n’ont pas de perspectives précises, ils considèrent la Méditerranée simplement une partie de l’Union Européenne avec ses caractéristiques spécifiques. Ils l’aiment d’un point de vue sentimental et, en effet, ils vont y souvent en vacances. Ils en aiment le soleil, les beautés naturelles… Mais, les pays de cette région sont très différents entre eux : Turquie, Israël, Espagne, Algérie, Tunisie, Italie… je ne peux pas donner un unique jugement ! L’élément commun est la mer. Je note que jusqu’à présent il y a une grande division entre la côte du nord et celle du sud. Divisions qui partent de l’époque des conquêtes de l’Islam; divisions qui persistent depuis un millénaire et qui continuent à être là.

Antonio Torrenzano. Est-ce que la mondialisation atténuera ces discordances? La Méditerranée pourra-t-elle racheter le rôle dynamique qu’elle avait en passé ?

Éric Hobsbawm. Une réponse n’existe pas qu’il vaille seulement pour la Méditerranée. Il est certains que la mondialisation peut unir d’éléments qu’avant ils n’étaient pas en relation, mais je ne crois pas que, sans correctifs, on pourra abolir les différences. À présent dans la Méditerranée existent des tensions pour la pression de l’émigration de régions de la Rive-Sud (avec un excès de naissances), vers l’autre partie de la mer, c’est-à-dire la Rive-Nord avec une baisse démographique forte et plutôt préoccupante. Cependant, il n’y a jamais été une époque où le monde n’a pas cru d’être devant à un abîme. Toutes les époques ont eu une conscience désespérée d’être toujours à moitié d’une crise décisive. C’est quelque chose de chronique dans l’humanité aussi dans cette zone du monde qui n’a jamais été marginale et nous ne pouvons pas la considérer comme influente.

Antonio Torrenzano. Le nouveau millénaire par quoi sera-t-il caractérisé ?

Éric Hobsbawm. Par une mondialisation qui existe déjà et, à moins d’un collapsus de la société humaine, elle est irréversible;par la croissance des inégalités. Les inégalités augmenteront toujours plus parmi qui a beaucoup et qui n’a rien. D’un point de vue économique, cette différence entre les pays riches et les pays pauvres augmentera dans une manière irréversible. Cette différence est de plus en plus évidente, mais pas pour toute la collectivité mondiale. En effet, il y a une partie de la communauté internationale qui oublie cette crise ou elle cherche à ne pas la montrer. La crise financière mondiale aux États-Unis a dramatisé la faillite de la théologie d’un marché mondial libre et incontrôlé. En Chine, par exemple, les inégalités sont énormes et les injustices causées par la transition vers une économie de libre marché causent déjà de gros problèmes à la stabilité sociale. Ce qui me préoccupe c’est cette désagrégation contemporaine, cette espèce d’anarchie qu’il naît de la mondialisation.

Antonio Torrenzano.

 

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Conversation avec Thierry Fabre, écrivain, historien, chercheur auprès de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme de Marseille. Thierry Fabre est également rédacteur en chef de la revue «La pensée du Midi» et l’idéateur des rencontres d’Averroès à Marseille. Auteur de nombreux essais en France dont l’essai «Traversées» ou «Le noir et le bleu», en Italie il a publié par la maison d’édition Mesogea (http://www.mesogea.it)de Messine: «Rappresentare il Mediterraneo» et «Lo sguardo francese» en collaboration avec Jean Claude Izzo. Le dialogue a eu lieu à Messine et Marseille.

Antonio Torrenzano. La Méditerranée semble être un vaste ensemble insaisissable, un territoire incertain aux contours non certains. Une simple étendue maritime placée entre les terres ?

Thierry Fabre. Cette vision, purement géographique, prosaïque et désenchantée, est réductrice. Elle ne tient aucun compte de la force du mythe, de la présence de l’imaginaire, de la trace des contes et légendes, des récits fondateurs qui habitent toujours notre mémoire et qui orientent notre vision du monde. En un mot, elle oublie la culture. Les relations internationales tendent à marginaliser la dimension culturelle des relations culturelles, et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle se trompe. Elle oublie en effet une dimension cardinale, celle des représentations. Imaginez-vous la politique de la France vis-à-vis de l’Algérie, ou de celle de l’Allemagne vis-à-vis d’Israël, pouvons-nous les définir en dehors des traumatismes du passé et du système de valeurs qui travaillent sur les imaginaires sociaux ? Ce serait irréaliste. L’action politique s’inscrit sur le terrain des réalités concrètes, matérielles, mais elle a autant une portée symbolique qui donne un sens à tel geste plutôt qu’à tel autre. En outre, le sens donné par un acteur à son geste peut être fort et différent du sens perçu par celui à qui il est destiné. Nous sommes là au cœur des relations culturelles internationales, avec ses ambiguïtés et ses incertitudes, ses libertés et ses contraintes.

Antonio Torrenzano.Qu’en est-il de la Méditerranée ?

Thierry Fabre. Elle est souvent présentée sous une forme tranchée et contradictoire. Elle apparaît soit comme le territoire de toutes les confrontations, soit comme un ensemble uni et rêvé où tous les peuples sont appelés à se retrouver dans un avenir commun. Cette vision contrastée est aussi simple que réductrice, aussi claire qu’inexacte. Une et multiple, la Méditerranée a une mémoire commune et fracturée, fissurée par tant de conflits à travers les siècles, ressoudée par tant de rencontres qui ont donné forme au monde méditerranéen. Il nous faut donc tenter de penser la Méditerranée dans la complexité et non selon une logique binaire: elle existe/elle n’existe pas. Il faut tenter de penser la Méditerranée à la fois comme monde frontière et comme monde passage, travaillé par des opacités et par des porosités, par des replis et par des ouvertures. Tentons donc de discerner les fractures qui se dessinent actuellement en Méditerranée, de comprendre l’histoire idéologique et culturelle de ses représentations, de son identité de frontière et d’apprendre enfin les possibles visages de son avenir. Les fractures qui s’annoncent en Méditerranée sont à la fois économiques, démographiques, stratégiques et culturelles. L’écarte du niveau de vie entre l’Union Européenne et les Pays tiers méditerranéens sont (il est vrai) considérables. Ils sont dans un rapport de 1 à 20 et les PIB de l’ensemble des Pays méditerranéens ne représentent que 5% de celui de l’Union européenne. Un écart énorme compte tenu de la proximité géographique entre ces pays. L’Euro-Méditerranée fait donc voisiner deux ensembles économiques aux réalités disproportionnées, séparés par une fracture de richesse qui ne va pas en s’amenuisant. Sur le plan démographique encore, la Méditerranée se caractérise par des déséquilibres démographiques grandissants. Au nord, des populations dont la croissance est stabilisée et qui sont plutôt vieillissantes, alors qu’au sud et à l’est de la Méditerranée la croissance reste forte et que l’immense majorité de la population est jeune. À l’horizon 2025, un net retournement démographique va s’opérer entre le nord et le sud. En effet, les pays du nord du bassin ne compteront plus que d’un tiers de l’ensemble des populations de la Méditerranée, alors que les pays du sud et de l’est rassembleront près des deux tiers de toute la population du bassin méditerranéen. Ainsi, le facteur humain est-il au cœur des relations euroméditerranéennes.

Antonio Torrenzano. La fracture est-elle devant à nous?

Thierry Fabre. En Méditerranée, les déséquilibres démographiques rendent le statu quo non seulement improbable, mais impossible. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin du communisme, on entend de plus en plus souvent parler de menaces du sud. Cette représentation stratégique est même devenue dominante dans les médias occidentaux. On peut pourtant légitimement s’interroger: qui menace qui ? Qui dispose de la capacité de projection de forces militaires ? Qui dispose de l’arme nucléaire, de la maîtrise des satellites et du pouvoir sur l’information, des capacités financières et de la puissance économique, de l’arme alimentaire ou de la puissance technologique ? Il existe certainement le terrorisme, cette arme du faible au fort, mais elle est inversement proportionnelle à la force de frappe du nord vers le sud. Au-delà de la multitude des foyers de conflit intraméditerranéens, qui ne sont pas encore prêts à se régler par des processus de paix ou d’autres tentatives de stabilisation, la principale fracture stratégique en Méditerranée est dans les têtes. Elle procède par l’imaginaire de la peur ou par le clash des civilisations selon la thèse du stratège américain Samuel Huntington qui oppose irréductiblement l’Islam à l’Occident et il fait ainsi disparaître la Méditerranée comme territoire de médiation entre l’Europe et le Monde arabe. Affrontement de civilisations ou partenariat euroméditerranéen ? Tout dépendra de la capacité des Méditerranéens de définir parmi eux des relations de confiance d’où il dépendra la mise en place d’un espace stratégique commun ou, en revanche, un territoire fracturé où il règnera l’insécurité.

Antonio Torrenzano.

 

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Conversation avec Sami Nair, écrivain, professeur de sciences politiques à l’université Paris VIII-Sorbonne. Sami Nair est directeur de l’Institut d’études et de recherches Europe-Méditerranée et il écrit régulièrement pour les quotidiens «Libération», «El Pais», «Lettre internationale». Auteur de nombreux essais, traduits dans plusieurs langues européennes, dont «En el nombre de Dios», Bercellone, éd. Jearia, Barcelone 1995; «Le regard des vainqueurs. Les enjeux français de l’immigration», Paris, éd. Grasset, 1992. L’entretien a eu lieu à Paris auprès de l’Institut de recherche Europe-Méditerranée.

Antonio Torrenzano. Comment les deux rives de la Méditerranée se perçoivent-elles ?

Sami Nair. Je trouve qu’entre les deux rives (le nord et le sud) de la Méditerranée, il s’agit d’abord d’un problème de représentations. Il y a bien sûr l’inégalité des richesses, la diversité des modes d’organisation sociale, la distribution différenciée des statuts sociaux et des sexes. Plus encore: il y a la manière dont les deux rives se perçoivent. Une perception double sur la raison et sur le sentiment; une sorte de réflexe à la fois spontané et contrôlé, impulsive et réflexive, qui provoque ou l’angoisse ou la haine, la compassion ou l’indifférence et qui peut être meurtrier ou salvateur. Dans son essence, le regard du Nord sur le Sud n’est pas seulement celui du chrétien sur le musulman (ou du juif méditerranéen), du laïc sur le non-laïc, de l’européen sur le non européen et le paysage mental se dessine différemment selon qui habite au nord ou au sud de la Méditerranée. Au Nord de la Méditerranée, on perçoit le Sud à travers une grille certaines fois auto référentielle, stratégique et historique. La relation d’altérité obéit ici à une logique immanente, qui s’appuie sur les fondations d’une puissante civilisation, celle de l’Europe occidentale, porteuse d’une culture universaliste (d’un universalisme réel, non seulement autoproclamé) et de valeurs qui ont fait le monde: raison illuministe, liberté individuelle, égalité juridique garante de la conflictualité sociale, démocratie. Mais, dans le regard de la rive nord-méditerranéenne se conjuguent souvent belle âme, attitude impériale et mauvaise fois pour justifier toujours les nouvelles formes de domination. Toujours sous les mots de coopération technique, économique, culturelle, d’un discours civilisateur… transmis à coups de concepts aujourd’hui et de canon dans le passé.

Antonio Torrenzano. Et la Rive-Sud de la Méditerranée ?

Sami Nair. Les élites du Sud méditerranéen ont historiquement moins agi que réagi. Non qu’elles furent incapables de relever le défi, mais tout s’est passé comme si la force de l’adversaire était supérieure. La Rive-Sud, incapable d’opposer une universalité certaine et singulière à l’universalité abstraite de l’Occident, elle a en permanence oscillé entre la fascination et le rejet, la passion et la haine, le désir ivre de reconnaissance et la volonté infernale d’auto-affirmation. Attitude qui fonctionne différemment si elle est déployée par le technocrate, l’homme d’affaires, l’intellectuel-laïc ou l’intégriste – personnages qui sont depuis trente ans, avec les militaires et les bureaucrates, les acteurs principaux au sud de la Méditerranée. Chacun dans sa façon, ils constituent un mode d’être vis-à-vis de l’Occident. Le technocrate parce qu’il croit de la séparation de la technique de la culture, l’homme d’affaires parce qu’il ne croit qu’aux vertus du négoce; l’intellectuel par son refus de l’éthos occidental et da la modernité sans âme. Pourtant, ces attitudes témoignent moins d’une opposition irréductible entre les éthos des deux rives que d’une situation de communication brisée, paradoxale ou parasitée par de préjugés.

Antonio Torrenzano.

 

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Conversation avec Predrag Matvejevic, écrivain, professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’université de Rome. L’écrivain né à Mostar, fils d’une Croate et d’un Ukrainien, après ses études en lettres, il quitte son Pays pendant la guerre des Balkans pour se réfugier en Italie. Le dialogue a eu lieu à Rome.

Antonio Torrenzano. J’aimerais commencer notre conversation en vous demandant quelles sont les conditions préalables pour un nouveau dialogue méditerranéen.

Predrag Matvejevic. L’image qu’offre la Méditerranée est loin d’être rassurante. En effet, sa côte sud présente un certain retard par rapport au nord de l’Europe. Peut-on d’ailleurs considérer cette mer comme un véritable ensemble sans tenir compte des fractures qui la divisent, des conflits qui la déchirent: Palestine, Liban, Chypre, Maghreb, Balkans ? Les rives méditerranéennes n’ont en commun de nos jours que leur insatisfaction. La mer elle-même ressemble de plus en plus à une frontière s’étendant du Levant au Ponant en séparant l’Europe de l’Afrique et de l’Asie Mineure. Les décisions concernant la destinée de la Méditerranée sont si souvent prises en dehors d’elle ou bien sans elle et cela engendre tantôt des frustrations, tantôt des fantasmes. Les jubilations devant le spectacle de la mer méditerranéenne se font rares ou retenues. Les nostalgies s’expriment à travers les arts et les lettres. Les fragmentations l’emportent sur les convergences. Un pessimisme historique s’annonce depuis longtemps à l’horizon. Les exigences ont suscité, au cours des dernières décennies, plusieurs plans et lignes d’action: les Chartes d’Athènes et de Marseille, les Conventions de Barcelone et de Gênes, le Plan de l’Action pour la Méditerranée (PAM) ou le Plan bleu de Sophia-Antipolis projetant l’avenir de la Méditerranée à l’horizon de l’an 2025, les déclarations de Naples, Malte Tunis, Palma de Majorque. Ces efforts, louables et généreux dans leurs intensions, stimulées ou soutenues par certaines commissions gouvernementales ou institutions internationales, n’ont abouti qu’à des résultats limités. Ce genre de discours prospectifs est en train de perdre toute crédibilité. La Méditerranée se présente à aujourd’hui comme un état de choses et elle n’arrive pas à devenir un nouvel ouvrage à construire. Les deux rives ont bien plus d’importance sur les cartes qu’emploient les stratèges que sur celles que déplient les économistes.

Antonio Torrenzano.Pourquoi, à votre avis?

Predrag Matvejevic. Percevoir la Méditerranée à partir de son seul passé reste une habitude tenace, tant sur le littoral que dans l’arrière-pays. La patrie des mythes a souffert des mythologies qu’elle a elle-même engendrées ou que d’autres ont nourries. La tendance à confondre la représentation de la réalité avec cette réalité historique se perpétue. Une identité de l’être en s’amplifiant, éclipse ou repousse une identité du faire. La rétrospective continue à influencer la prospective. Ainsi, la pensée, elle-même, reste prisonnière des stéréotypes. Depuis longtemps, nous savons qu’elle n’est ni une réalité en soi ni une constante: l’ensemble méditerranéen est composé de plusieurs sous-ensembles qui défient ou réfutent les idées unificatrices. Des conceptions historiques ou politiques se substituent aux conceptions sociales ou culturelles sans parvenir à coïncider ou à s’harmoniser. Les catégories de civilisation ou les matrices d’évolution au nord et au sud ne se laissent pas réduire à des dénominateurs communs. Les approches tentées par la côte et celles venant de l’arrière-pays s’excluent ou s’opposent les unes aux autres. La Méditerranée a affronté la modernité avec du retard. Elle n’a pas connu la laïcité sur toutes ses rives. Chacune des côtes connaît ses propres contradictions qui ne cessent de se refléter sur le reste du bassin ou sur d’autres espaces, parfois lointains. La réalisation d’une connivence au sein des territoires multiethniques ou plurinationaux, là où se croisent et s’entremêlent des cultures variées et des religions diverses, elle connaît sous nos yeux un cruel échec. Un exemple? Le Liban, les Balkans . À ce sujet, j’ai rencontré Ivo Andric, peu de temps après l’attribution de son prix Nobel et dans un de ses romans traduits en italien, il y avait une dédicace écrite dans la même langue contenant une citation de Léonard de Vinci: da Oriente a Occidente in ogni punto è divisione . J’ai souvent pensé à cette brève maxime lors de mes périples méditerranéens en écrivant mon bréviaire et je me suis rendu compte à quel point elle s’applique au destin de l’ex-Yougoslavie et aux passions qui l’ont déchirée. Mais, la Méditerranée connaît bien d’autres conflits même sur la Rive-Sud. Sur cette rive, le sable du Sahara avance et efface d’un siècle à l’autre, kilomètres et kilomètres de terres et il ne reste qu’une lisière cultivable entre mer et désert. Or ce territoire est de plus en plus peuplé et ses habitants sont, en majeure partie, jeunes. Qu’est-ce qu’ils feront ? Les tensions suscitent d’inquiétudes au sud mais, aussi au nord. Entre le monde arabe et la Méditerranée, mais aussi au sein des nations arabes entre leurs projets unitaires et leurs propensions particularistes. Les fermetures qui s’opèrent dans tout le bassin contredisent une naturelle tendance à l’interdépendance.

Antonio Torrenzano. Peut-on élaborer une culture méditerranéenne alternative? La Méditerranée existe-t-elle alors seulement dans notre imaginaire.

Predrag Matvejevic. À quoi sert répéter avec résignation ou exaspération les atteintes que continue à subir notre mer ? Rien ne nous autorise toutefois à les faire passer sous silence: dégradation de l’environnement, pollutions, entreprises sauvages, mouvements démographiques mal maîtrisés, corruption au sens propre et au sens figuré, manque d’ordre et défaut de discipline, localismes et régionalismes. Et encore les notions de solidarité et d’échange, de cohésion et de partenariat (ce dernier néologisme est assez révélateur), doivent être soumises à un examen critique. Il n’existe pas qu’une culture méditerranéenne: il y en a plusieurs au sein d’une Méditerranée unique. Elles sont caractérisées par des traits à la fois semblables et différents, rarement unis et jamais analogues. Leurs similitudes sont dues à la proximité d’une mer commune et à la rencontre, sur ses bords, de nations et de formes d’expression voisines. Leurs différences sont marquées par des faits d’origine et d’histoire, de croyances et de coutumes, parfois irréconciliables. Ni les ressemblances ni les différences n’y sont absolues ou constantes. Élaborer une culture méditerranéenne alternative ? L’ouvrage ne me semble pas imminent, ce serait plutôt mieux partager une vision différenciée. Projet modeste, mais plus facile à réaliser. Il faut repenser les notions périmées de périphérie et de centre, les anciens rapports de distance et de proximité, les relations des symétries face aux asymétries.

Antonio Torrenzano

 

 

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Conversation avec Mohammed Arkoun, écrivain, historien, éditeur. Il est professeur émérite à l’Université la Sorbonne (Université Paris III), éditeur de la revue «Arabica» et auteur de nombreux essais qui ont été traduits dans plusieurs langues, parmi lesquels: «Arab Thought«», New Delhi 1988; «Rethinking the Islam today», Washington, DC 1987; «Pour une critique de la Raison islamique», Paris 1982. Le dialogue a eu lieu à Paris pendant un séminaire universitaire .

Antonio Torrenzano.Pourquoi dans vos analyses parlez-vous d’espace méditerranéen ?

Mohammed Arkoun. Il est temps de lire cet espace dans sa diversité religieuse, culturelle, historique au-delà de conflits et les ruptures politiques entre les rives est-sud et ouest-nord. Les dernières conférences internationales, les derniers séminaires et colloques, les ouvrages consacrés à l’espace Méditerranéen ont toujours analysé cette région seulement d’un point de vue géopolitique comme espace disputé par les grandes puissances. Je trouve ces analyses redondantes de lieux communs. Je ne veux pas suggérer qu’il faut revenir à l’aventure du sens en contexte méditerranéen pour se ressourcer spirituellement, moralement, philosophiquement; bien au contraire, je favoriserais en revanche une reprise du projet de la généalogie des valeurs, à une échelle plus large, plus ouverte aux apports récents des sciences sociales, plus inclusive des expériences culturelles et intellectuelles développées dans l’espace méditerranéen. Car la question essentielle qui surgit des profondeurs des cheminements du sens depuis les civilisations sumérienne, assyrienne, égyptienne, hébraïque, grecque, romaines, chrétiennes, islamiques, est, me semble-t-il, la suivante: l’espace méditerranéen est seulement voué à sombrer de spéculations idéalistes et des évocations nostalgiques? Peut-on, malgré une mondialisation sans projet humaniste, identifier dans l’histoire méditerranéenne de la pensée et des cultures une nouvelle imagination créatrice?

Antonio Torrenzano. Comment répondre adéquatement à cette question?

Mohammed Arkoun. La première condition nécessaire à la mise en œuvre d’une stratégie d’émancipation hors des héritages pesants et toujours réactivés par des mouvements idéologiques en contexte méditerranéen, elle consistera à introduire des lignes d’action d’enseignement transnationales. Il s’agit de mettre fin à toutes les historiographies communautaristes et nationalistes imposées par des États religieux aussi bien que les États-Nations sécularisés depuis le XIXe siècle en Europe. Il est temps de lire cet espace dans sa diversité religieuse, culturelle, historique au-delà des conflits et des ruptures répétées entre les deux rives. On sait comment jusqu’à ce jour, l’enseignement de tout ce qui concerne l’Islam est relégué dans les branches spécialisées d’études orientales or Middle East, Near East studies. Même l’Empire ottoman, dont l’histoire s’imbrique avec celle de l’Europe depuis 1453, se trouve rejeté dans le ghetto orientaliste. Il en va de même pour l’histoire des religions, l’histoire de la philosophie et des littératures. Avec les dérives fondamentalistes contemporaines de l’Islam, les ruptures politiques, intellectuelles et culturelles anciennes viennent expliquer la légitimité des rejets d’aujourd’hui. La révision des programmes doit faire l’objet d’un travail de fond d’une équipe internationale d’historiens totalement indépendants de leurs respectifs gouvernements et des accords internationaux garantiront la stricte application de recommandations et de manuels agréés par les historiens. Une attention particulière devra être de plus accordée à un enseignement objectif, critique, moderne, d’une anthropologie historique comparée à l’histoire des religions. Parce qu’il est dans ce domaine, en effet, que les contentieux sont les plus lourds, les exclusions réciproques les plus irrévocables, les clivages mentaux les plus radicaux. Les études scientifiques dans ce sens, ils sont encore trop rares et, quand ils existent, ils ne franchissent que d’étroites sphères de spécialistes.Voilà un exemple de la disproportion entre les attentes légitimes du public et l’inadéquation, le conservatisme, la redondance idéologique ou apologétique de ce qui est offert.

Antonio Torrenzano. Alors comment promouvoir un nouveau dialogue.

Mohammed Arkoun. Il faudrait promouvoir un dialogue des peuples, plutôt que circonscrire les discussions et les décisions dans une association d’États des deux rives ainsi différentes par leurs options juridiques et démocratiques. Les mêmes politiques de coopération économique conduite avec des États sans nations, proposées par l’émergence des sociétés civiles depuis les indépendances des années 1950-60, ils ont produit d’échecs douloureux. La même chose, on peut l’affirmer pour la dimension culturelle et intellectuelle du développement qui a été totalement négligée. Cette négligence a produit des élites politiques et économiques parasitaires dans la Rive-Sud de la Méditerranée qui défendaient des identités imaginaires, sans références historiques et anthropologiques critiques. Ils ont encore mené des processus idéologiques de légitimation de leur pouvoir en faisant des promesses de constructions nationales plus démagogiques que politiquement fondées. De l’autre côté, les États démocratiques d’occident, notamment les anciennes puissances coloniales, ils ont toujours évité toutes les discussions sur le sujet des identités nationales ainsi manipulées et caché sous le nom du sacre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans cet ordre d’idées, la dimension religieuse des problèmes géopolitiques posés dans l’espace méditerranéen devrait faire l’objet d’une ligne d’action spécifique de recherche scientifique. L’Europe est sur ce point en retard parce qu’elle a traité la dimension religieuse de l’existence humaine, en tant que besoin spirituel, réalisation artistique et culturelle, patrimoine irremplaçable de chaque grande civilisation de manière arbitraire, en créant en Europe une culture du rejet systématique du fait religieux. L’évolution a influencé l’histoire culturelle, spirituelle, philosophique de tout l’espace méditerranéen, berceau du judéo-christianisme, des mythologies gréco-romaines qui ont subi, depuis le triomphe du laïcisme politique, de l’athéisme officiel, de la civilisation matérielle, des marginalisations, des dérives idéologiques dont il importe d’évaluer scientifiquement les enjeux de sens pour l’ensemble des hommes dans l’horizon du XXIe siècle. L’évolution contemporaine de l’islam méditerranéen traduit les effets ravageurs de cette modernité politique et économique arrogante, dominatrice de tous les codes culturels dépourvus des structures de résistance (État de droit, bourgeoisie conquérante, culture laïque alternatif ) mises en place en Europe depuis le 18e siècle. Les sciences sociales, encore moins des sciences politiques, elles n’ont pas encore trouvé les méthodologies et les problématiques qui permettraient de conduire correctement les recherches sur le mode de réception/rejet et les effets désintégrateurs de la modernité dans le contexte arabe iranien turc méditerranéen depuis le XIXe siècle.

Antonio Torrenzano. Qu’est-ce que vous proposez comme solution à ces effets ravageurs pour l’Europe et pour l’islam méditerranéen ?

Mohammed Arkoun. Je viens à la seconde condition nécessaire pour orienter l’histoire de l’espace méditerranéen dans le sens d’une solidarité de destin, que j’appellerai l’Europe humaniste. Il s’agirait d’édifier de nouvelles instances scientifiques Euro-Méditerranéenne soutenues par tous les États vers les intérêts des peuples afin de promouvoir des sciences sociales appliquées à la construction d’un nouvel humanisme universalisable et, non plus, faussement universel. Trois tâches fondamentales devront recevoir la priorité: a) encourager et mettre en chantier des travaux sur l’histoire des langues, des cultures, des expressions religieuses, des groupes ethnoculturels marginalisés, opprimés par les théologies dogmatiques, puis les États nationalistes dans l’espace euroméditerranéen depuis l’expansion du christianisme, de l’islam et des états nations à vocation centralisatrice; b) Promouvoir et répandre une culture juridique moderne qui accélère partout les progrès des sociétés civiles en relation avec des états de droit à l’instar des expériences démocratiques les plus avancées dans le monde; c) créer une ligne d’action Averroès identique au Programme Erasmus de l’Union européenne pour favoriser le déplacement des étudiants, des chercheurs, des artistes, des créateurs dans tout l’espace euroméditerranéen. Je trouve cette idée concrète, accessible et elle pourra recueillir l’unanimité des États et des peuples méditerranéens. Il pourrait offrir pour la première fois, une base intellectuelle, spirituelle, morale et culturelle à la politique de développement économique qui cessera d’être un échange inégal et destructeur de l’espace méditerranéen.

Antonio Torrenzano

 

 

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Conversation avec Maurice Aymard, historien, professeur, un de spécialistes les plus connus de la méditerranée. Il dirige la Maison des sciences de l’homme à Paris et il est auteur de nombreux articles et essais sur l’espace culturel méditerranéen. En coopération avec Fernand Braudel et Georges Duby, il a publié en 1986 «La Méditerranée. L’espace et l’histoire, les hommes et l’héritage». Le dialogue a eu lieu à Bologne, Modène et auprès de l’université de l’État de San Marino.

Antonio Torrenzano. J’aimerais commencer notre conversation en vous demandant quoi aujourd’hui il représente notre monde méditerranéen.

Maurice Aymard. Je me contenterai de chercher à mettre en évidence ce que peut représenter notre monde méditerranéen, dans le contexte dont nous débattons aujourd’hui. Il est sûr que la Méditerranée reste l’un de nos horizons de vie, l’une de nos références culturelles. La Méditerranée a été le lieu par excellence de la recherche des origines. De la naissance de l’archéologie par la découverte de Pompéi et d’Herculanum qui a précédé l’expédition d’Égypte de Bonaparte, elle-même préparée par une série de voyages scientifiques, notamment en Italie du sud et en Sicile. À partir des années 1770-80, la Méditerranée a servi aux savants comme laboratoire, comme lieu de travail pour les différentes disciplines, avec d’un côté les sciences sociales et humaines, mais aussi, de l’autre, un certain nombre de sciences aujourd’hui classées comme naturelles, telles la botanique ou la géologie, étaient appelées à travailler ensemble pour constituer des corpus complets de savoirs sur l’homme et son environnement. La Méditerranée fait aujourd’hui partie d’ensembles plus vastes, elle est ouverte largement sur l’extérieur, et sa position et son influence relatives ont varié largement au cours des millénaires. Les villes ont souvent conservé jusqu’à nous au moins certains de leurs insignes urbains : arènes, théâtres, forum, thermes, temples, portes monumentales. Ils désignent les lieux du pouvoir politique, de la vie religieuse, de la sociabilité et des loisirs des citadins. Mais, la Méditerranée ne nous a pas été donnée une fois pour toutes. Elle reste toujours à réinventer. Nos cultures se sont approprié de son histoire pour y situer leurs origines, mais le processus maintenant devra être étroitement combiné sur l’avenir et pas sur l’oubli. La notion même de patrimoine de l’espace méditerranéen représente à mes yeux une sorte de circonstance particulière d’un phénomène plus général, dont je retiendrai ici essentiellement deux points principaux. Le premier, c’est que le patrimoine nous renvoie au passé, mais il vit au présent. Nous l’utilisons pour construire nos identités individuelles et collectives. Nous en avons donc la responsabilité. Il nous appartient, si nous le souhaitons, de le conserver, de le faire vivre, de le rendre accessible, de l’utiliser dans une politique culturelle, qui permet à chacun des pays et à chacune des cultures de la Méditerranée de se réconcilier avec son propre passé, mais qui permet aussi aux autres cultures, aux autres pays, de mieux connaître les autres en partant de cette vision multiple et plurielle du passé comme du présent de la Méditerranée. C’est l’apprentissage de la diversité culturelle et ce sont bien entendu ce respect et cette compréhension de l’autre comme de soi-même qui doivent être à nos yeux l’une des clefs de notre avenir. Le deuxième aspect est l’espace méditerranéen dans lequel nous vivons: il ne nous est pas donné une fois pour toutes en héritage, comme si nous n’avions qu’à nous y mouler. Cette Méditerranée, nous pouvons aussi parfaitement la détruire ou la laisser se détruire, nous pouvons l’oublier, nous pouvons la mettre dans l’un des placards de notre mémoire, et il nous faut toujours aussi en permanence essayer de la réinventer, car elle est à construire et à reconstruire.

Antonio Torrenzano. Pendant les deux derniers siècles, les révolutions industrielles et, plus en général, l’économie ont modifié l’espace méditerranéen dans une manière nouvelle. Quelle est votre analyse ?

Maurice Aymard. Au cours des deux derniers siècles, la formation des états nationaux et la révolution industrielle et commerciale ont à nouveau redistribué les cartes. L’une et l’autre ont tendu à soumettre les villes méditerranéennes à une logique de fonctionnement, de peuplement et d’activité qui n’était pas la leur, et chacune d’entre elles, soumise à cette contrainte nouvelle, ont cherché à tirer au mieux son épingle du jeu. Rome a appris à jouer un second rôle, celui de capitale politique de l’Italie unifiée, sans renoncer au premier, celui de capitale de la catholicité. Simple bourgade en 1830, Athènes a aujourd’hui mangé la Grèce, dont elle regroupe près de 40% de la population. Marseille a tiré tous les avantages qu’elle pouvait tirer de l’aventure coloniale de la France en Asie, au Levant et au Maghreb. Vieille métropole commerciale Barcelone, elle s’est imposée comme le centre d’un district économique particulièrement dynamique qui impose, sur fond de nationalisme catalan, ses conditions à l’état central. Les capitales remodelées par les puissances coloniales qui en avaient fait le centre de leur autorité – Rabat, Alger, Tunis, Le Caire – ont pris en mains, sans hésiter, la gestion de l’indépendance, sans renoncer pour autant à tous les privilèges acquis sous le régime précédent. Le développement économique et la croissance démographique sont, il est vrai, passés par là, ils ont imposé leurs contraintes, brassé leurs populations au rythme de courants migratoires qui ne sont plus à dominante marchande. Plus que jamais, les villes, et notamment les plus grandes, constituent le meilleur révélateur des contradictions de la Méditerranée contemporaine: on y trouve juxtaposés plus encore que réunis le visage, tantôt au contraire séduisant et fascinant, de la modernité. La Méditerranée échappe ainsi à toute définition, celle de l’archaïsme comme celle de la modernité. Mais ses villes y sont des laboratoires d’expériences d’une infinie richesse: la nouveauté s’y mêle sans cesse au familier.

Antonio Torrenzano. La Méditerranée a joué un rôle central dans la conception même de la Maison des sciences de l’homme ?

Maurice Aymard. La Méditerranée est toujours restée un espace de circulation et d’échange (même belliqueux) des biens culturels et matériels, portés par les hommes sur des distances souvent très longues. Ce n’est pas tout à fait par hasard si, à travers son historien, Fernand Braudel, la Méditerranée a joué un rôle central dans la conception même de la Maison des sciences de l’homme au début des années soixante. Et ceci, pour au moins deux raisons : dans son article sur la longue durée, sans doute le plus célèbre ( puisqu’il a été traduit dans toutes les langues et que même ses adversaires les plus critiques se font un devoir de le citer avec plus ou moins de révérence), il proposait pour les sciences de l’homme et de la société, au-delà de leur nécessaire diversité, une ambition commune (toutes les sciences de l’homme parlent la même langue, ou du moins peuvent la parler), dont l’histoire d’un côté, par son attention au temps, et les mathématiques de l’autre, par sa formalisation, détenaient les clefs. À l’origine de la Maison des sciences de l’homme, nous retrouvons cette ambition fondamentale du travail en commun largement ouvert sur les sciences de la nature et sur les sciences mathématiques, mais inscrites aussi dans la longue durée de l’histoire des sociétés. L’Histoire a elle-même son histoire. Construction, à la fois méditerranéenne et européenne, elle est née précisément d’une tension entre des origines méditerranéennes et une reconstruction européenne du temps qui fixe à la Méditerranée cette place et ce rôle d’origine. Point de départ à partir duquel s’est déroulée une aventure humaine qui doit son statut d’exception au fait qu’elle est mieux connue que d’autres. La Méditerranée a donc été le lieu par excellence de la recherche des origines. Cette ambition centrale, qui était celle de la Maison des sciences de l’homme à ses débuts, reste la sienne aujourd’hui et sous-tend la logique de son développement. Ce développement a été marqué par une très large ouverture sur le monde extérieur que nous continuons d’appeler les grandes aires culturelles du monde, que nous connaissons en règle générale mal, et qu’il nous faut mieux connaître. Pourtant, cette large ouverture au monde ne s’est pas faite aux dépens de la Méditerranée. Celle-ci est plus que jamais présente, elle occupe un espace de choix, au cœur de nos préoccupations. La Méditerranée à laquelle nous nous référons comme à une donnée immuable ou presque, elle est en fait en permanence à réinventer. Elle est l’une des clefs de lecture et de réécriture de notre passé, et du même coup, de notre insertion dans un temps collectif placé sous le double signe de la continuité et des ruptures. Sur ce plan, Braudel se distingue de Valéry. Chez Valéry, la référence à la Méditerranée, centrée sur l’Antiquité grecque et romaine, était une réponse au sentiment très profond de déclin de l’Europe qui dominait au lendemain de la Première Guerre mondiale. Conscient que les civilisations sont mortelles et que désormais elles le savent, Valéry cherchait leur éternité dans le passé, en tournant le dos au présent. Pour Braudel au contraire, la Méditerranée constitue l’une des clefs du dynamisme présent et futur de l’Europe, son regard n’est pas tourné vers le passé, mais vers le présent et vers l’avenir, ainsi que vers le reste du monde, dont elle a été le centre jusqu’à la fin du 15e siècle

Antonio Torrenzano.

 

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La Méditerranée ne cesse pas d’être encore une fois le carrefour de nombreux événements. Dans le dernier siècle, ses frontières se sont rendues plus prochaines ainsi que plus proches ses peuples et ses cultures. Mais la proximité plutôt qu’unir les deux rives, elle a développé de nouveaux problèmes. Le bassin semble devenu plus petit, une zone de frontière entre deux mondes qu’ils ne communiquent plus comme avant.

Les données statistiques montrent que dans les derniers vingt ans, la richesse des pays de la Rive-Nord a triplé tandis que la pauvreté de la Rive-Sud n’est pas augmentée. Si nous regardons la réalité économique de la Méditerranée, nous nous apercevons que le bassin est coupé en deux : d’une partie nous trouvons pays avec des structures industrielles robustes, beaucoup de services, formation et santé adéquate, un bien-être diffus, mais des populations plutôt vieillissantes ; de l’autre, des pays avec un apparat industriel faible, des conditions de vie pas toujours acceptables, une population à majorité jeune. L’écarte du niveau de vie entre l’Union européenne et les Pays méditerranéens de la Rive-Sud, il est considérable. Il est dans un rapport de 1 à 20 et les PIB de l’ensemble des Pays méditerranéens ne représentent que 5% de celui de l’Union européenne.

Il y a à se demander comme il soit possible que de pays riches de matières premières doivent dépendre de la Rive-Nord et vivre en conditions de vie de pure survivance. Un écart énorme compte tenu de la proximité géographique entre ces pays. L’Euro-Méditerranée fait donc voisiner deux ensembles économiques aux réalités disproportionnées, séparés par une fracture de richesse qui ne va pas en s’amenuisant. La Méditerranée s’articule en différentes mers auxquelles appartiennent autant de terres. Celles-ci vont des Balkans à l’Asie Mineure, de la Péninsule ibérique à l’Afrique du Nord. Dans son ensemble, l’ancienne mer représente une réalité spécifique en même temps obstacle et lien, point de départ et articulation. Lieux, où d’univers différents ont retrouvé des éléments unifiants dans un contexte unique de vitalité extraordinaire.

Une et multiple: la Méditerranée a une mémoire commune et fracturée, fissurée par tant de conflits à travers les siècles, ressoudée par tant de rencontres. Ils ont été ces événements à donner de la forme au monde méditerranéen. Il faut donc tenter de penser la Méditerranée dans la complexité et non selon une logique binaire: elle existe/elle n’existe pas. Il faut tenter de penser la Méditerranée à la fois comme monde frontière ou comme monde passage par ses replis et par ses ouvertures. Climat, nature, nourriture, manières de vivre, religions changent, ils se mélangent et ils se reconstituent selon s’ils ses trouvent au nord ou au sud de la mer.

Dans l’âge de l’Atlantique, la Méditerranée avait déjà été reléguée à une fonction secondaire. Maintenant la montée de l’économie chinoise et asiatique il nous apporte devant à un autre tournement dans l’histoire des civilisations, d’un océan à un autre océan. L’axe du monde pourrait se déplacer de l’Atlantique au Pacifique, en comportant pour les Européens la responsabilité historique de ne pas transformer ce passage dans un définitif déclin pour la Méditerranée. Tentons donc de discerner les fractures qui se dessinent actuellement en Méditerranée, de comprendre l’histoire idéologique et culturelle de ses représentations, ses identités de frontière, d’apprendre enfin les visages de son possible avenir.

Antonio Torrenzano.