Conversation avec Tzvetan Todorov, essayiste, historien. Sa carrière professionnelle s’est déroulée au CNRS du 1968 au 2005, où il est aujourd’hui directeur de recherche honoraire. Structuraliste au départ, il a beaucoup écrit sur les idéologies du XX siècle. En 2008, son œuvre a été couronnée par le prestigieux prix du Prince des Asturies. Auteur des nombreux essais dont : « L’histoire des idées : théorie du symbole», 1977 ; « Nous et les autres », 1989 ; « Le jardin imparfait », 1998 ; « Éloge de l’individu », 2000 ; « Les aventuriers de l’absolu », 2006; « La peur des barbares », 2008; « La signature humaine », 2009; « Le siècle des totalitarismes », 2010. La conversation a eu lieu à Venise auprès de l’université Cà Foscari au mois de mai 2013 et à Milan pendant le festival La Milanesiana au mois de juillet 2013.
Antonio Torrenzano. Antonio Torrenzano. Le monde est en train de vivre de profonds changements. Changements pas seulement financiers et économiques, mais aussi politiques, sociaux, institutionnels et moraux. Est-il urgent de réinventer un nouveau modèle social ? Est-il urgent de renouer les utopies pour redonner du sens à la vie ?
Tzvetan Todorov. Pour moi, ce n’est pas exactement une philosophie au sens strict du mot, c’est plutôt un choix de valeurs, une vision du monde. L’être humain peut suivre tout ce qu’on lui dit de faire, mais il peut aussi s’en arracher, s’y opposer. Jean-Jacques Rousseau disait ainsi: “l’homme peut acquiescer ou résister”. Cela est pour moi absolument essentiel.La deuxième caractéristique tout aussi fondamentale est que dans l’optique humaniste, la finalité ultime de nos actes doit être le bien-être des êtres humains eux-mêmes. Enfin, la troisième grande caractéristique est l’universalité, c’est-à-dire que les traits que l’on exige des hommes et qu’on leur propose s’appliquent à tous les êtres humains.
Antonio Torrenzano. Vous avez beaucoup écrit et réfléchi sur les grandes tragédies du XXe siècle, quelle est-elle votre pensée en revanche sur notre époque contemporaine?
Tzvetan Todorov. La confrontation capitalisme contre le communisme est disparue. Nous avons aujourd’hui d’autres contrastes, mais très différents. Il existe pourtant des mutations dans notre monde et notre actualité, qui ont probablement un impact négatif sur la vie morale de la population. L’invention des ordinateurs et leur mise en réseau influencent en profondeur nos activités de communication, donc les relations entre individus et, par là, nos actes moraux. Il y a un siècle, l’information était rare, le téléphone difficile à obtenir, les nouvelles lentes à nous parvenir ; aujourd’hui, l’information est continue et pléthorique. Chacun de nous est branché en permanence sur plusieurs réseaux et communique avec un grand nombre de personnes. Tout le monde jouit de ces technologies, mais en même temps, il se plaint d’un sentiment de solitude, d’isolement, d’abandon. Triomphe et échec de la communication semblent d’avancer de pair.
Antonio Torrenzano. Qu’est ce qu’il s’est passé après la chute du Mur de Berlin ?
Tzvetan Todorov. Depuis la chute du Mur de Berlin, qui a déclenché la montée en puissance du néolibéralisme, nous sommes en train d’assister en Europe à un changement de perspective, comme si l’effondrement de l’empire soviétique devait entraîner la déconsidération des valeurs de solidarité, d’égalité, de bien commun, dont ce pays et ses satellites se réclamaient hypocritement. Aujourd’hui, la doctrine néolibérale postule que les intérêts économiques priment sur nos besoins sociaux et que l’être humain soit autosuffisant.
Antonio Torrenzano. Ce changement, il me semble néfaste … Les conflits se sont multipliés, la pauvreté est augmentée, le conflit social n’est pas disparu.
Tzvetan Todorov. Les conflits aujourd’hui se fondent sur divergences politiques, économiques, sur des rêves de pouvoir plutôt que sur une vision clairvoyante de l’avenir.
Antonio Torrenzano. Dans un monde où la satisfaction de l’individu est la seule valeur partagée, y a-t-il encore un espace pour vivre ensemble ?
Tzvetan Todorov. La morale n’est pas menacée d’effondrement définitif : elle est inhérente à la conscience humaine. Si la morale disparaissait, c’est que l’espèce elle-même aurait subi une mutation. Les évolutions technologiques exigent une meilleure maîtrise de nos nouvelles capacités, un peu comme on apprend à utiliser une voiture sans mettre sa vie en danger.
Antonio Torrenzano. Avec Rolland Barthes, vous avez approfondi la théorie du structuralisme. Pourquoi préférez-vous parler de méthodologie plutôt que de théorie ?
Tzvetan Todorov. C’est une “méthode”. La méthode structurale était une chose utile à introduire dans le champ des études littéraires pour apprendre à mieux lire les textes, mais une fois qu’on l’a introduite, cela cesse d’être un sujet de bagarre ou de débat. La méthode structurale est plutôt un instrument dont il faut apprendre à se servir et si on l’utilise c’est très bien,mais ce n’est pas le seul instrument disponible dont j’aime me servir.
Antonio Torrenzano