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Alain Touraine est l’un des plus importants sociologues mondiaux. En 1958, il créé le laboratoire de sociologie industrielle, devenue en 1970, le Centre d’études des mouvements sociaux de l’École pratique des hautes études (EHESS). En 1981, il fond et dirige ( jusqu’en 1993) le Centre d’analyse et d’intervention sociologiques de l’EHESS à Paris, dont il est toujours membre. De 1966 à 1969, il enseigne à la faculté des lettres de l’université de Paris X-Nanterre et depuis le 1960, il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Son œuvre constitue une sociologie de l’action, dont la figure centrale est le sujet. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont « La Critique de la modernité », Paris, éditions Fayard, 1992; « Qu’est-ce que la démocratie ? », Paris, éditions Fayard, 1994; « Le Monde des femmes» Paris, éditions Fayard, 2006, « Penser autrement », Paris, éditions Fayard, 2007; «Après la crise », Paris, éditions Seuil, 2010; « Carnets de campagne », éditions Robert Laffont, 2012. Le dialogue avec le sociologue a eu lieu à Rome au mois de mars près de l’université La Sapienza, Milan et Gênes auprès du Palazzo Ducale au Festival international «La storia in Piazza » »au mois d’avril 2013.

Antonio Torrenzano. Le monde est en train de vivre de profonds changements. Changements pas seulement financiers et économiques, mais aussi politiques, sociaux, institutionnels et moraux. Est-il urgent de réinventer un nouveau modèle social ? Est-il urgent de renouer les utopies pour redonner du sens à la vie ?

 

Alain Touraine. Le philosophe Michel Foucault après la mort de Sartre parle de l’homme qui laisse une trace dans le sable qui s’efface avec le vent. Une belle image, révélatrice d’un monde au déclin. Le processus est déjà enclenché. Et ces changements surviennent et se succèdent à une vitesse fulgurante. Les décideurs doivent être conscients de ces risques. Nous avons longtemps pensé qu’on pouvait diminuer les inégalités en augmentant le niveau de vie pour tout le monde. Aujourd’hui, ce n’est plus ça. Le niveau moyen des inégalités reste encore faible en France et en Europe, mais il a augmenté aux extrêmes. Vous avez 1 pour mille de très riches en haut de la pyramide et, en bas, 20 pour cent de très pauvres. Notre devoir d’intellectuels, c’est d’arrêter ce déclin. Une société divisée en castes n’est plus une démocratie. Je reste convaincu que si les problèmes sont bien posés, ils peuvent être résolus. De quelle démocratie pourrions-nous discuter sans une égalité des ressources ou une égalité de possibilités ?

 

Antonio Torrenzano. J’affirmais dans ma première question que le monde est en train de vivre des radicaux changements. Nous sommes dans une période de crise planétaire et nous ne savons ce qui en sortira. Le paradoxe – comme il soutient votre collègue Edgar Morin – est aussi l’incertitude cognitive et l’incertitude historique sur ce qui s’est produit. Dans la société, cette incertitude provoque plusieurs formes d’individualismes, égoïsmes et nouvelles solitudes humaines. Pourquoi ?

 

Alain Touraine. Il existe plusieurs formes d’individualisme. En premier lieu, il y a l’individualisme qui est le résultat de la désocialisation avec des jeunes qui échappent à la famille, à l’autorité et une montée de la délinquance. Cet aspect négatif d’une société qui se défait est considérable. La deuxième forme d’individualisme est le communautarisme. « Je suis un individu, j’ai une identité et je veux vivre avec des gens qui ont la même identité ». Enfin, il y a un troisième type d’individualisme qui fait qu’un sujet ne croit plus à la transcendance d’une parole divine ou de la loi. Dans ce troisième type, le sujet trouve le principe de légitimité seulement en lui-même. L’économie a été disjointe du social, le social ne s’appuie plus sur rien, l’économie fonctionne pour elle-même et, dans cette manière, elle vide le monde social de son sens. Le problème plus urgent, aujourd’hui, c’est de redonner à la société de nouveaux moyens pour se reconnaître et de se représenter.

 

Antonio Torrenzano. Qui sommes-nous ? Et quelles sont nos préoccupations communes? Imaginons un instant que le monde soit véritablement un « village planète», selon la métaphore qui sert souvent à décrire l’interdépendance contemporaine. Supposons que ce village compte 1 000 habitants, avec toutes les caractéristiques de la race humaine moderne, répartie exactement selon les mêmes proportions. À quoi ce village ressemblerait-il ? À quels problèmes devrait-il faire face ?

 

Alain Touraine. Nous nous sommes enfermés dans une vision de l’avenir copiée sur le passé de plus en plus loin de la réalité. On est aujourd’hui dans un monde qui n’est ni pensé, ni contrôlé, ni choisi. Nous ne sommes même plus capables d’identifier nos besoins. Il faut renouveler nos schémas d’analyse de la société qui cachent la réalité telle pour comme elle est concrètement. Quelle serait alors la bonne nouvelle ? Une prise de conscience de l’amplitude, de la profondeur et de la complexité de la crise économique et des changements sociaux en cours. On pourrait discuter longtemps des bienfaits et des méfaits de cette mondialisation. Ce processus a porté à l’hégémonie de l’économie, du profit et des échanges et à l’augmentation de zones de misère. Nous devons repenser ce village partant du vécu de chaque citoyen et de sa créativité porteuse de sensibilité civile. Le nouveau terrain de la politique devra redémarrer de la créativité de chaque citoyen et ses aspirations.

Antonio Torrenzano

 

 

 

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Conversation avec Réda Benkirane, sociologue, écrivain, chercheur, spécialiste de l’information, il est consultant auprès des Nations Unies (CNUCED) à Genève. Ses ouvrages traitent de la Complexité, l’interdisciplinarité et l’interculturel. Réda Benkirane s’occupe depuis longtemps de la construction des savoirs en fonction de la complexité du monde. Un thème très contemporain qu’il a raconté dans son dernier essai « La Complexité, vertiges et promesses: 18 histoires de sciences d’aujourd’hui». Dix-huit histoires sous formes d’entretiens où l’auteur interroge sur la Complexité Edgar Morin, Ilya Prigogine, Neil Gershenfeld, Daniel Mange, Jean-Louis Deneubourg, Luc Steels, Christopher Langton, Francisco Varela, Brian Goodwin, Stuart Kauffman, Bernard Derrida, Yves Pomeau, Ivar Ekeland, Gregory Chaitin, John Barrow, Laurent Nottale, Andrei Linde, Michel Serres. « Je crois, affirme l’auteur, que la raison d’être de ce livre est simplement de tenter de comprendre le monde de demain, et de fonctionner sur le mode de la curiosité plutôt que sur celui de la peur de ce qui va advenir, de tout ce qui pourrait advenir. Je suis à cet égard frappé de voir combien les sociétés technologiquement les plus avancées, politiquement les plus puissantes, militairement les plus imposantes sont tenaillées par la peur. Ce livre est le résultat d’une enquête ethnologique sur les sciences contemporaines. Il me semble que l’approche de la complexité peut être utile aux sociologues et anthropologues pour mieux saisir ces ”Touts sophistiqués” (sophisticated wholes) ou ces ‘’Nous’’ subtilement enchevêtrés (les nôtres et les autres) qui abondent dans toutes sortes d’environnements ».Son site numérique http//www.archipress.org

 

Anna Hohler. Comment expliqueriez-vous la notion de complexité ?

 

Réda Benkirane. La complexité désigne les phénomènes dont «le tout est plus que la somme des parties». Pour signifier ce que la complexité est, je citerais quelques exemples : Internet, marchés financiers, avalanches, crues, extinctions massives d’espèces vivantes, turbulences atmosphériques, fluctuations erratiques de populations animales, progression de maladies épidémiques, évolution de régimes politiques, fonctionnement du cerveau, des gènes, la liste est longue. Pour dire ce que la complexité n’est pas, c’est-à-dire la complication, je citerais encore les exemples de la montre et de l’automobile dont les mécanismes, aussi compliqués soient-ils, ne sont pas complexes. On peut décomposer l’ensemble en éléments que l’on peut remonter pour aboutir à l’objet initial. Il n’en est pas de même des objets complexes.

 

Anna Hohler. Qu’est-ce qui caractérise un système complexe ?

 

Réda Benkirane.Un système complexe est caractérisé par la non-linéarité (quand causes et effets ne sont pas proportionnels), par l’émergence (les propriétés du tout ne sont pas réductibles à celles des composants de base) et enfin par l’évolution (le temps est la dimension dans laquelle le mouvement, l’incertitude se déploient).

 

Anna Hohler. S’agit-il d’une nouvelle discipline ou plutôt d’une nouvelle façon d’aborder des disciplines existantes ?

 

Réda Benkirane.Certains imaginent la complexité comme une nouvelle discipline, d’autres pensent que ce thème est trans- et interdisciplinaire. Personnellement, je suis enclin à penser que c’est plutôt une manière d’aborder des disciplines existantes, de les faire dialoguer entre elles pour traiter de problèmes qui sont plus larges que les différents domaines de validité. Nous sommes entourés de beaucoup de connaissance, mais cernés par une incommensurable inconnaissabilité. Mais ce n’est pas un fait angoissant, c’est au contraire un gain de connaissance! Mais attention, ce dialogue entre disciplines ne peut pas advenir sans rigueur et discipline.

 

Anna Hohler. Comment décririez-vous la complexité aujourd’hui ?

 

Réda Benkirane. Nous vivons actuellement son âge d’or. C’est une science participative de ce qu’elle observe, elle décrit des phénomènes hors de notre contrôle et de notre horizon de prédictibilité. Les sciences non linéaires actuelles mettent fin à une crise de l’interprétation. Il s’agit de décrire des phénomènes très différents entre eux du point de vue des composants, mais qui ont en commun une dynamique et des propriétés d’ensemble. En comprenant les propriétés d’émergence, de turbulence, d’écart à l’équilibre, de transition de phase, en révélant les limites de la calculabilité ou de la prédictibilité, nous comprenons mieux la nature de la nature et nous apprenons à interagir avec elle. Cosmos, bios, homo, toutes ces différentes échelles sont des échelles de la complexité. Ce qui pose problème, cependant, est à mon sens la culture de la complexité qui, en dehors des laboratoires, a du mal à s’imposer au sein de la société qui, elle, procède d’une culture traditionnelle où l’ordre et la stabilité sont des valeurs cardinales. La société se trouve très mal à l’aise avec le temps chaotique et imprévisible, qui n’a plus rien à voir avec le temps chronométrique, hyperstable et réversible auquel on était habitué.

Anna Hohler

 

 

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Conversation avec Desmond Mpilo Tutu, Archevêque anglican, 80 ans, prix Nobel pour la Paix en 1984 pour son engagement contre l’apartheid en Afrique du Sud. Desmond Tutu a été le premier archevêque anglican noir de ville de Cape Town et responsable de l’Église anglicane pour l’Afrique méridionale. En 1978, l’archevêque devient le premier secrétaire général du Concile des églises africaines du sud. En 1994, après les premières élections démocratiques et pas raciales en Afrique du Sud, le nouveau parlement constitue la Commission pour la vérité et la réconciliation en désignant Desmond Tutu comme leader pour affronter fermement les atroces vérités du passé. Après avoir obtenu le prix Nobel pour la Paix en 1984, Desmond Tutu a continué à travailler au service des plus démunis, des réfugiés, des enfants, des femmes, des personnes âgées. Le dialogue a été développé dans plusieurs reprises et dans différents lieux : au World Social Forum à Nairobi en janvier 2007, à Rome pendant les Rencontres sur la Paix auprès de l’Ara Pacis, à Paris et à Genève près de Nations Unies dans les années 2010 et 2012.

 

Antonio Torrenzano. Quels sont-ils vos souvenirs personnels pendant la période de l’apartheid et après dans la construction de la démocratie en Afrique du Sud ?

 

Archevêque Desmond Tutu. En 1986, quand je suis devenu archevêque il était un scandale que j’allasse à vivre à Bishopscourt, la résidence officielle de l’archevêque anglican de Cape Town. Maintenant, je vis dans un village qu’il était avant habité seulement par des citoyens blancs et ce n’est plus un problème. Avant les écoles étaient rigidement divisées selon les races, maintenant elles sont devenues mixtes. L’éducation publique déroule d’excellents parcours éducatifs et la population scolaire, elle réfléchit l’ensemble cohérent du pays. Les changements sociaux et politiques ils se perçoivent et ils sont en train de modifier ultérieurement mon pays.

 

Antonio Torrenzano. En 1994, après les premières élections démocratiques en Afrique du Sud, le parlement créa la Commission pour la vérité et la réconciliation en désignant comme coordinateur votre personne.Qu’est-ce que c’est le pardon Archevêque Desmond Tutù ?

 

Archevêque Desmond Tutu. Comme êtres humains, nous avons l’extraordinaire capacité de faire du mal et commettre d’horribles atrocités. Mais, de manière surprenante, nous avons aussi la plus haute capacité de faire du bien. De combattre pour le bien commun et de défendre la dignité humaine. Le pardon ce n’est pas minimiser ce qui s’est passé ! Le pardon, c’est reconnaître la gravité et l’horreur des faits marquants sans camoufler les responsabilités. Quoi signifie-t-il pardonner ? La victime et le bourreau doivent être conscients de tout ce qui s’est passé. Imaginez-vous une pièce humide et pleine de moisissure : les fenêtres sont fermées, les tentes tirées, mais au-dehors le soleil resplendit et l’air est frais. Pardonner c’est ouvrir ces fenêtres, faire entrer une nouvelle lumière et du nouvel air dans la vie de la victime et du bourreau en leur donnant la possibilité d’un nouveau début. Pendant les travaux de la commission, j’ai dans plusieurs occasions noté que d’individus qui devaient se consumer dans la colère et dans la vengeance ils ont par contre montré une considérable magnanimité et une noblesse d’esprit. Tout ça, il a été la plus grande leçon que j’ai apprise du travail développé comme chef de la commission.

 

Antonio Torrenzano. Pourquoi avez-vous choisi la formule de la Commission pour la réconciliation ?

 

Archevêque Desmond Tutu. Quand le nouveau parlement choisit la création d’une « Commission pour la vérité et la réconciliation », notre Pays il savait déjà qu’elle avait été la meilleure solution. Nous ne pouvions pas prendre la voie d’un « procès de Nuremberg » parce que nous n’avions pas une nette distinction entre victimes et bourreaux. Nous pouvions, en revanche, opter pour une amnistie générale pour mettre fin à la période historique précédente. Mais, nous n’avons pas non plus choisi cette possibilité juridique. Nous avons choisi la solution de l’amnistie individuelle en offrant la liberté à la place de la vérité. Tous les individus imputés devaient publiquement demander pardon au cours des sessions de la commission. Dans cette manière soit les directs intéressés qui avaient subi de la violence, soit l’entière communauté internationale serait venue à la connaissance de tout ce qu’il avait été réellement l’apartheid en Afrique du Sud. Il n’est jamais trop tard pour se repentir, mais le chemin à accomplir pour le pardon et pour la recomposition d’un rapport doit être toujours clair. Les excuses pourront être acceptées, on pourra pardonner, mais l’authenticité du repentir doit être montrée par la forme de la réparation. La commission n’a pas opéré pour punir les fautes du passé parce que cet objectif il aurait été une mission impossible à poursuivre. Elle a opéré, au contraire, pour créer un climat qui encourageait la réconciliation. Dans ce sens, je crois qu’elle a été amplement efficace.

 

Antonio Torrenzano. Pouvez-vous nous décrire la liberté après avoir vécu la période de l’apartheid ? Dans vos écrits, vous soulignez l’importance du pouvoir de la souffrance qui rend fort chaque individu.

 

Archevêque Desmond Tutu. Maintenant, je peux marcher dans la rue sans peur, d’être reconnu comme individu et de ne pas être considéré comme un fantôme. Sans une robuste foi, je n’aurais pas survécu à la lutte contre l’injustice de l’apartheid. La foi m’a donné la force de penser à un avenir différent pour mon Pays. Elle a été ma certitude.À présent, je vis dans un pays dans lequel les représentants parlementaires ne doivent plus se cacher devant la communauté internationale pour le déshonneur de l’apartheid. Aujourd’hui, mon Pays participe de manière active à la vie de la communauté internationale.

Antonio Torrenzano

 

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Né de la fusion d’une pensée grecque revivifiée et de l’affirmation de la primauté de l’homme sur la Terre, l’humanisme tel qu’il est apparu à la Renaissance a érigé l’homme en être distinct du reste de la nature : à part et dominateur. Cette vision, elle a non seulement triomphé, mais elle s’est trouvée renforcée par la toute-puissance de l’homme et les transformations que celui-ci a imprimées à la nature. En gagnant du terrain, cet humanisme s’est toutefois déshumanisé. La bombe atomique symbolise à elle seule l’avènement d’une civilisation schizophrène : l‘homme a dompté la nature en se dotant de moyens technologiques de plus en plus puissants, mais il s’est laissé asservir par cette même technologie qui fixe désormais les règles du jeu social, dégrade l’environnement et aggrave les inégalités. L’avenir incertain de notre planète nous impose de repenser le projet humaniste qui devrait, de mon point de vue, reposer sur sept piliers.

 

Promouvoir une politique planétaire. Ce qu’était la cité, pour les Athéniens,est devenu l’État-nation, pour les démocraties modernes. En effet, la citoyenneté – cette invention des anciens Grecs qui marquait l’engagement des membres de la cité envers celle-ci – s’est peu à peu transformée en un engagement vis-à-vis du pays tout entier. La crise planétaire actuelle questionne notre responsabilité de citoyens de la planète. Autrement dit, elle appelle un engagement de l’individu envers l’avenir de l’humanité et de la Terre. Le nouvel humanisme que je préconise doit se montrer sensible à l’importance de tous les êtres humains. Au sentiment de solidarité mondiale.

 

Respecter la diversité des cultures. Par le passé, l’homme s’est montré méprisant vis-à-vis de l’homme comme en témoignent l’extermination des peuples autochtones d’Amérique, la traite négrière et toutes les formes de racisme et de xénophobie qui trahissent des sentiments de supériorité à l’égard d’autres cultures. Si nous voulons bâtir un nouvel humanisme, nous devons combattre l’ethnocentrisme, rendre notre humanité « acentrique » et respectueuse de la diversité culturelle. Nous devons apaiser les conflits entre les cultures et considérer chacune d’entre elles comme une richesse en-soi, et leur interaction comme supérieure à la somme des parties.

 

Mieux protéger l’environnement. Par le passé, l’homme a fait montre d’arrogance et d’irresponsabilité à l’endroit de la nature en lui déniant toute valeur. Il a ainsi épuisé les ressources naturelles et bouleversé l’équilibre écologique, si bien que l’avenir même de la civilisation s’en trouve aujourd’hui menacé. Sur une planète méprisée et aux abois, seuls génèrent de la valeur l’activité humaine et les prix du marché : l’arbre vaut pour le bois qu’il produit, l’animal pour la viande et le cuir qu’il fournit… Le nouvel humanisme que j’appelle de mes voeux devra intégrer pleinement la civilisation dans l’équilibre environnemental. La production économique ne peut plus se mesurer uniquement à l’aune des biens et des services matériels, au PNB. Elle doit prendre en compte l’ensemble des coûts induits par les déchets qu’elle produit.

 

Garantir l’égalité des chances. Si l‘humanisme a été le socle du rêve égalitaire, le capitalisme a exacerbé les inégalités, au point que l’espérance de vie des individus diffère selon qu’ils sont riches ou pauvres. Pour ma part, je rêve d’un humanisme qui garantisse l’égalité des chances et serve d’ascenseur social, qui pose des bornes écologiques contre une consommation épuisant l’environnement et qui garantisse la protection des déshérités.

 

Valoriser une production maîtrisée par l’homme. La valorisation du travail au détriment de la terre a fait de l’homme un producteur de valeurs et placé les travailleurs au centre du processus de production. Mais cette avancée a joué contre l’humanisme dès lors que la valeur s’est transformée en prix fixé par les forces occultes du marché, lesquelles échappent à la vérification de l’homme. Les explications tiennent lieu de justice, la demande supplante la volonté et les désirs consuméristes la satisfaction des besoins. Pour construire un nouvel humanisme, nous devrons réorienter la marche des nations et du genre humain vers un processus de production écologiquement équilibré qui assignera une valeur aux biens non commercialisables. Le nouvel humanisme devra également abolir l’esclavage qui continue d’emprisonner l’homme quand celui-ci est réduit au rang de simple rouage des processus de production.

 

Intégrer une éducation de qualité. L’humanisme, à l’ère de l’industrialisation, promettait un avenir d’égalité de revenus grâce à l’économie. Selon les chantres du capitalisme, l’augmentation de la production et les lois du marché devaient provoquer un « effet de ruissellement », c’est-à-dire une distribution des richesses du haut vers le bas de la pyramide sociale. Selon le socialisme, au contraire, la distribution devait être assurée par l’État et les lois de la planification. Aujourd’hui, sous la nouvelle économie de la connaissance et du capital humain, la clé du progrès économique et de la justice sociale réside dans une éducation de qualité pour tous. Le défi, pour le nouvel humanisme, consistera à fournir à chaque enfant une éducation de qualité, indépendamment de sa race, de la richesse de sa famille ou de son lieu de résidence. « L’effet de ruissellement » promis par le capitalisme ne viendra plus du marché, mais d’un mouvement ascendant induit par l’éducation. L’objectif de ce processus, à long terme, sera l’intégration de l’ensemble des peuples du monde, en utilisant toutes les techniques disponibles au sein d’un réseau planétaire.

 

Affirmer la modernité éthique. La civilisation industrielle se caractérise par une quête insatiable de modernité technique, par l’utilisation de technologies perpétuellement renouvelées. Le nouvel humanisme érigera au contraire les valeurs éthiques en clé de voûte des objectifs sociaux, en fondement d’une rationalité économique gouvernant l’ensemble des choix techniques. Les techniques devront être choisies en fonction de normes éthiques et esthétiques, et non simplement en termes d’efficacité économique. À la modernité technique, définie par l’originalité de la technologie et de l’humanisme, devra se substituer, dans le nouvel humanisme, une modernité éthique. On cessera, par exemple, d’évaluer les transports en fonction du nombre de véhicules privés en circulation, et on les jugera en termes de rapidité, de confort pour les usagers, de ponctualité et d’accès universel. À l’instar d’Einstein le mécréant qui tutoyait Dieu dans l’espoir de lui soutirer les secrets de la création du monde, le nouvel humanisme doit trouver le moyen de construire une civilisation démocratique, tolérante et efficace pour l’humanité entière et pour chaque être humain en particulier, dans le respect de la nature. Ce moyen est le dialogue entre les peuples, de même qu’entre les peuples et la nature. Le nouvel humanisme reposera sur le dialogue entre les cultures et avec la Terre mère.

Cristovam Ricardo Buarque

 

* Cristovam Ricardo Buarque, économiste, professeur à l’université de Brasília, il a été ministre de l’Éducation nationale du 2003 au 2004 pendant le premier mandat politique du Président de l’État brésilien Lula. Il a consacré sa vie politique notamment à la lutte au profit de l’alphabétisation, de la mise en oeuvre d’une réforme agraire, de l’amélioration du système de santé brésilienne et de l’amélioration des conditions de l’emploi au Brésil.

 

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Le terme “humanisme” a connu plusieurs sens. D’abord consacré à ceux qui se vouent aux humanités pendant la Renaissance, il a désigné l’esprit de solidarité entre humains de toutes origines. Aujourd’hui que tous les humains de l’ère planétaire vivent une communauté de destin, il peut prendre un sens concret. Mais il demeure un grand vide au coeur de cette notion: qu’est-ce que l’humain ? Or la condition humaine n’est nulle part enseignée dans nos écoles et universités.

 

Comment la reconnaître ? Nous sommes condamnés à rechercher la base anthropologique de l’humanisme. Quelle est cette base? La première, c’est la trinité humaine, c’est-à-dire que l’humain ne se définit pas par l’individu ou ne se définit pas par la société et ne se définit pas par l’espèce, mais par les trois, inséparablement […]. La société est le produit des interactions individuelles, mais cette société avec ses émergences rétroagit sur les individus, leur donne la culture, le langage et nous sommes les producteurs-produits de la société.

 

Cette trinité est aussi inséparable que la Sainte Trinité où le Père produit le Saint-Esprit qui génère le fils et lequel régénère le Père qui, vous le savez, devient beaucoup plus gentil de la Bible à l’Évangile. Ce processus inséparable signifie que vous ne pouvez plus mettre en compartiments séparés l’espèce, l’individu et la société. Vous avez cette réalité trinitaire et c’est artificiellement et arbitrairement que l’on considère la société avec à l’intérieur des individus qui sont comme dans une boîte ou comme des automates déterminés par la machine sociale. Nous avons donc cette réalité fondamentale qui est bio-anthropho-sociologique, deux termes qu’on ne peut absolument plus séparer. Autre base anthropologique fondamentale, ce qu’est l’être humain en tant qu’individu. On est enfermé dans une triple définition: Homo sapiens, c’est-à-dire animal doté de raison; Homo faber, c’est-à-dire producteur d’outils, technicien; Homo economicus — définition tardive du XVIIIe siècle — mû par son intérêt personnel.

 

Ces trois notions sont justes, mais tout à fait insuffisantes parce que, en même temps que l’Homo sapiens, il y a l’Homo demens, c’est-à-dire que le délire, la folie, ne sont pas des cas limites de ceux qu’on enferme dans des asiles, ce sont des potentialités humaines qui se révèlent dans la moindre de nos colères, qui se révèlent dans le désir infini de conquête, des Gengis Khan ou d’autres, qui se révèlent sans arrêt dans l’histoire humaine, dans ce que les Grecs appellent l’hubris, la démesure. Bref, entre le pôle de la raison et le pôle de la folie, il y a toute la zone de l’affectivité. Mais l’affectivité, elle, et les travaux d’Antonio Damasio et de Jean-Didier Vincent, qui ont étudié le cerveau, notamment à travers les imageries cérébrales, ont démontré qu’il n’y a pas de raison pure; c’est-à-dire que, quand les centres d’activité rationnelle sont en mouvement, des centres d’affectivité sont mis en mouvement.

 

Le mathématicien qui fait ses calculs est animé par la passion des mathématiques. Autrement dit, il n’y a pas de raison sans un minimum d’émotion ou de passion et donc le moment du délire. C’est quand la rationalité, soit est occultée, paralysée par la passion, soit quand elle se met au service de la passion humaine, de la folie, ce qu’ont très bien montré Adorno et Horkheimer dans leur idée de la rationalité instrumentale qui sert à construire aussi bien Auschwitz que l’arme nucléaire. Donc, il faut dépasser cette conception simpliste de l’Homo sapiens pour la conception complexe. Par ailleurs, il n’y a pas seulement l’Homo faber: dès Néandertal, dès les sociétés archaïques, il y a des croyances mythologiques en une vie après la mort, sous forme de spectre immatériel ou sous forme de renaissance; il n’y a pas de société sans mythologie, dont la croyance en une vie post mortem et la prolifération mythologique ne s’est nullement arrêtée avec la disparition des anciens mythes et des anciens Dieux, comme ceux de l’Olympe, etc. Nous avons créé des mythes modernes, notamment le mythe du progrès comme on voit dans l’Histoire.

 

Le communisme fut une religion qui se croyait d’être une science, mais qui portait une promesse messianique. Je dirai même que le néolibéralisme qui a régné comme science économique fut l’une des mythologies les plus minables qu’a produit l’humanité. Donc, Homo faber est inséparable d’Homo mythologicus. Enfin l’Homo economicus mû par son intérêt personnel est de plus en plus évident dans notre civilisation. Mais, nous voyons aussi l’Homo ludens qu’avait bien diagnostiqué Huizinga, c’est-à-dire celui de la dépense, du jeu, de la fête, de ce que Georges Bataille va appeler la consumation. Ainsi, évidemment, ce sont des notions antagonistes qui définissent l’être humain. Et j’arrive même à cette idée, c’est qu’il y a un ensemble qu’on peut dire le pôle prosaïque de la vie humaine, c’est-à-dire les obligations qu’on doit faire sans intérêt, et le pôle poétique, c’est-à-dire ce que nous faisons avec passion, avec amour, avec communion, avec fête.

 

Il faut penser, donc, que, dès le départ, nous avons Homo complexus et c’est très important parce que, si vous pensez à la Hobbes que l’homme est par nature mauvais, il faut tout faire pour contrôler cet animal méchant. Mais, si vous dites que l’homme est bon, alors il faut tout faire pour laisser sa bonté naturelle s’exprimer. Mais si vous pensez qu’il est capable du bon et capable du mauvais, vous avez une problématique politique beaucoup plus complexe et beaucoup plus riche: comment faire pour que le meilleur puisse s’exprimer, comment faire pour que la poésie puisse s’épanouir et pour que soient inhibées les tendances destructrices, folles. Donc si vous voulez, je pense que la question de l’Homo complexus est indispensable pour la pensée et pour l’action notamment politique.

 

Ensuite, il y a aussi une autre donnée anthropologique: c’est le lien entre l’unité et la diversité humaine. L’unité est incontestable: unité génétique, unité anatomique, unité physiologique, unité cérébrale. Nous sommes tous pareils. Mais nous sommes tous différents. Les individus sont différents par la physionomie, par le caractère, par les aptitudes. C’était Neel qui, étudiant une tribu indienne d’Amazonie qui s’est trouvée pendant plusieurs siècles isolée dans un isolat génétique, avait remarqué que chez ces indigènes, cette petite population, il y avait des différences entre individus aussi grandes que ce qu’on rencontrait dans le métro à Londres. C’est dire que même un isolat génétique produit des individus différents. J’ajoute que c’est parce qu’il y a des différences individuelles dans toutes les sociétés qu’il y a des êtres anomiques, des déviants, des gens qui ne croient pas aux dogmes que la société impose et qui sont rétifs. Je suis persuadé que partout où règnent des dogmes, des religions, il y a des individus qui n’y croient pas, mais évidemment, s’ils sont très prudents, ils ne se manifestent pas trop. S’ils sont imprudents, ils peuvent être fondateurs d’une nouvelle idée, d’une nouvelle religion.

 

Ce qui est capital, c’est que c’est à partir de l’unité humaine que se sont générées les diversités, non seulement individuelles, mais aussi culturelles et sociales. La culture, c’est-à-dire le langage, la musique, les arts et les techniques, est un phénomène propre à l’humanité. Et bien, la culture, elle, on ne la connaît qu’à travers des cultures différentes. Si la musique est présente dans toutes les sociétés, on ne connaît la musique qu’à travers les diverses musiques. Si on a tous le même langage à double articulation, celui qui a été défini comme tel par Jakobson et autres, toutes les langues sont différentes les unes des autres, dans leurs grammaire, syntaxe, etc. Donc, unité et diversité, c’est un phénomène très important et qui nous ramène à la diversité propre aux individus d’une même société. Cela veut dire aussi que c’est très important pour les processus d’évolution, de transformation et de création. Ce n’est pas seulement que certains individus peuvent réaliser des aptitudes artistiques, créatrices en musique, en poésie et en art, mais c’est aussi de voir comment de grandes innovations mythologiques ou religieuses sont parties d’individus déviants, comme le prince Shakyamuni Siddhārtha, qu’on a appelé le Buddha, l’éveillé: c’était un homme qui s’est mis à réfléchir tout seul sur la souffrance, sur l’impermanence, et de sa réflexion est née un message que quelques disciples ont “engrammé”.

 

Puis ça s’est répandu, une déviance est devenue une tendance et une tendance est devenue une force historique: le Bouddhisme qui s’est propagé en Chine et en Extrême-Orient. Jésus de Nazareth était un chaman, condamné par le Temple, qui n’a eu que quelques disciples. Mais il s’est trouvé que, par quelques rebondissements historiques imprévisibles, un autre individu chargé justement de persécuter les chrétiens, Saul, qui va devenir Paul, devient, à la suite d’une conversion très, très étonnante, l’annonciateur de la nouvelle religion, en rompant avec les rites de la synagogue, et annonçant une bonne nouvelle universelle alors que le message juif était limité au peuple élu. Et après quelques siècles d’incubation, le Christianisme a triomphé dans l’Empire romain. (…) De même, le capitalisme est né de marchands, des navigateurs, qui ont commencé à trafiquer des épices, du poivre, de la soie, d’autres produits exotiques, et finalement corrompre de l’intérieur le monde féodal, avec l’aide d’une puissance nouvelle qu’est la monarchie, et transformer la société médiévale.

 

De même, la science moderne a commencé en déviance… Au XVIIe siècle, c’est Descartes, c’est Galilée, c’est Bacon, qui en élaborent les idées de base. À partir de ces individus, une force historique va se développer au XVIIIe, au XIXe et d’une manière formidable au XXe. Donc, le problème de la diversité humaine, c’est le problème aussi des déviances, des tendances, des conflits, qui créent cette diversité. Ainsi donc, l’humanisme doit considérer la complexité humaine, tissée elle-même de contradictions et d’antagonismes internes. Il ne saurait vouloir abolir l’Homo mythologicus, mais le faire dialoguer avec Homo sapiens. Il ne saurait abolir l’Homo demens, mais introduire partout une dialectique entre raison et passion et rendre ces deux termes inséparables. Il ne saurait abolir homo economicus, mais il devrait le contrebalancer dans le développement de l’Homo ludens ou mieux, de l’Homo poeticus.

 

Edgar Morin

 

 

 

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Version longue prononcée à l’Université de Rome III, le 26 octobre 2011, avec la délégation des humanistes et la participation du Cardinal Ravasi.

 

Qu’est-ce que l’humanisme ? Un grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux ? C’est dans la tradition européenne, Grecque-juive-chrétienne, que s’est produit cet événement qui ne cesse de promettre, de décevoir et de se refonder. Lorsque Jésus se décrit (Jn 8,24) dans les mêmes termes qu’Élohim s’adressant à Moïse (Ex 3,14), en disant : « Je suis », il définit homme – et anticipe l’humanisme – comme une « singularité indestructible » (selon les termes de Benoit XVI). Singularité indestructible qui non seulement le relie au divin par delà la généalogie d’Abraham (comme le faisait déjà le peuple d’Israël), mais qui innove. Car si le « Je suis » de Jésus s’étend du passé et du présent au futur et à l’univers, le Buisson ardent et la Croix deviennent universels.

 

Lorsque la Renaissance avec Érasme, les Lumières avec Diderot, Voltaire, Rousseau, mais aussi le Marquis de Sade et jusqu’à ce juif athée qu’était Sigmund Freud, ils proclament la liberté des hommes et des femmes à se révolter contre les dogmes et les oppressions, à émanciper les esprits et les corps, à mettre en question toute certitude, commandement ou valeur, – est-ce à un nihilisme apocalyptique qu’ils ont ouvert la voie ? En s’attaquant à l’obscurantisme, la sécularisation a oublié de s’interroger sur le besoin de croire qui sous-tend le désir de savoir, ainsi que sur les limites à poser au désir à mort – pour vivre ensemble. Pourtant, ce n’est pas l’humanisme, mais ce sont les dérives sectaires, technicistes et négationnistes de la sécularisation qui ont sombré dans la « banalité du mal », et qui favorisent aujourd’hui l’automatisation en cours de l’espèce humaine. « N’ayez pas peur ! », ces mots de Jean-Paul II ne s’adressent pas seulement aux croyants qu’ils encourageaient à résister au totalitarisme. L’appel de ce Pape – apôtre des droits de l’homme- nous incite aussi à ne pas craindre la culture européenne, mais au contraire à oser l’humanisme : en bâtissant des complicités entre l’humanisme chrétien et celui qui, issu de la Renaissance et des Lumières, ambitionne d’élucider les voies risquées de la liberté. Merci aujourd’hui au Pape Benoît XVI d’avoir invité, pour la première fois en ces lieux, des humanistes parmi vous.

 

C’est pourquoi, avec vous sur cette terre d’Assise, mes pensées s’adressent à Saint-François-d’Assise : qui « ne cherche pas tant à être compris qu’à comprendre », ni « à être aimé qu’à aimer » ; qui éveille la spiritualité des femmes avec l’œuvre de sainte Claire; qui place l’enfant au cœur de la culture européenne en créant la fête de Noël ; et qui, quelque temps avant sa mort, déjà en humaniste avant la lettre, envoie sa lettre « à tous les habitant du monde entier ». Je pense aussi à Giotto qui déplie les textes sacrés dans des images vivantes de la vie quotidienne des hommes et des femmes de son temps, et met le monde moderne au défi de secouer le rite toxique du spectacle aujourd’hui omniprésent.

 

Peut-on encore parler de l’humanisme, mieux : peut-on parler l’humanisme ? Et c’est Dante Alighieri qui m’interpelle en cet instant, célébrant Saint François au Paradis de sa «Divine comédie». Dante a fondé une théologie catholique de l’humanisme en démontrant que l’humanisme n’existe que si et seulement si nous nous transcendons dans le langage par l’invention de nouveaux langages. Comme il l’a fait lui-même, en écrivant dans un style nouveau la langue italienne courante, et en inventant des néologismes. « Outre passer l’humain dans l’humain (« transhumanar » ) (Paradis I : 69), dit-il, tel serait le chemin de la vérité. Il s’agirait de «nouer », au sens d’ « accoupler » ( « s’indova », se mettre là, dans le « où ») ( Paradis 33 :138) – comme se nouent le cercle et l’image dans une rosace – le divin et l’humain dans le Christ, le physique et le psychique dans l’humain. De cet humanisme chrétien, compris comme un « outrepassement » de l’humain dans l’accouplement des désirs et du sens par le langage, s’il est un langage d’amour, l’humanisme sécularisé est l’héritier souvent inconscient. Et il s’en sépare en affinant ses logiques propres dont j’aimerais esquisser dix principes. Ils ne sont pas dix commandements, mais 10 invitations à penser des passerelles entre nous.

 

1) L’humanisme du XXI siècle n’est pas un théomorphisme. L’Homme majuscule n’existe pas.Ni « valeur » ni « fin » supérieure, aucun atterrissage du divin d’après les actes les plus hauts de certains hommes qu’on appelle des « génies » depuis la Renaissance. Après la Shoah et le Goulag, l’humanisme a le devoir de rappeler aux hommes et aux femmes que si nous nous estimons les seuls législateurs, c’est uniquement par la mise en question continue de notre situation personnelle, historique et sociale que nous pouvons décider de la société et de l’histoire. Aujourd’hui, loin de démondialiser, une nouvelle réglementation internationale est nécessaire à inventer pour réguler et maîtriser la finance et l’économie mondialisée et créer à terme une gouvernance mondiale éthique universelle et solidaire.

 

2) Processus de refondation permanente, l’humanisme ne se développe que par des ruptures qui sont des innovations (le terme biblique hiddouch signifie inauguration-innovation-rénovation ; enkainosis et anakainosis ; novatio et renovatio). Connaître intimement l’héritage grec-juif-chrétien, le mettre en examen approfondi, transvaluer (Nietzsche) la tradition : il n’y a pas d’autre moyen de combattre l’ignorance et la censure, et de faciliter ainsi la cohabitation des mémoires culturelles construites au cours de l’histoire.

 

3) Enfant de la culture européenne, l’humanisme est la rencontre des différences culturelles favorisée par la globalisation et la numérisation. L’humanisme respecte, traduit et réévalue les variantes des besoins de croire et des désirs de savoir qui sont des universaux de toutes les civilisations.

 

4) Humanistes, « nous ne sommes pas des anges, nous avons un corps ». Sainte Thérèse d’Avila s’exprime ainsi au XVIIe siècle, inaugurant l’âge baroque qui n’est pas une Contre-Réforme, mais une Révolution baroque amorçant le siècle des Lumières. Mais le libre désir est un désir à mort. Et il fallait attendre la psychanalyse, pour recueillir dans la seule et ultime réglementation du langage cette liberté des désirs que l’humanisme ne censure ni ne flatte, mais se propose d’élucider, d’accompagner et de sublimer.

 

5) L’humanisme est un féminisme. La libération des désirs devait conduire à l’émancipation des femmes. Après les philosophes des Lumières qui ont ouvert la voie, les femmes de la Révolution françaises l’ont exigée avec Théroigne de Méricourt, Olympe de Gouge, jusqu’à Flora Tristan, Louise Michel et Simone de Beauvoir, accompagnée par les luttes des suffragettes anglaises et je n’oublie pas les Chinoises dès la Révolution bourgeoise de 4 mai 1919. Les combats pour une parité économique, juridique et politique nécessitent une nouvelle réflexion sur le choix et la responsabilité de la maternité. La sécularisation est encore la seule civilisation qui manque de discours sur le maternel. Le lien passionnel entre la mère et l’enfant, ce premier autre, aurore de l’amour et de l’hominisation, ce lien où la continuité biologique devient sens, altérité et parole, est une reliance. Différente de la religiosité comme de la fonction paternelle, la reliance maternelle les complète et participe à part entière de l’éthique humaniste.

 

6) Humanistes, c’est par la singularité partageable de l’expérience intérieure que nous pouvons combattre cette nouvelle banalité du mal qu’est l’automatisation en cours de l’espèce humaine. Parce que nous sommes des êtres parlant, écrivant, dessinant, peignant musiquant, jouant, calculant, imaginant, pensant, nous ne sommes pas condamnés à devenirdes « éléments de langage » dans l’hyperconnection accélérée. L’infini des capacités de représentation est notre habitat, profondeur et délivrance, notre liberté.

 

7) Mais le Babel des langages génère aussi chaos et désordres, que l’humanisme ne régulera jamais par la seule écoute attentive prêtée aux langages des autres. Le moment est venu de reprendre les codes moraux immémoriaux : sans les affaiblir, pour les problématiser, en les à rénovant au regard des nouvelles singularités. Loin d’être de purs archaïsmes, les interdits et les limites sont des garde-fous qu’on ne saurait ignorer sans supprimer la mémoire qui constitue le pacte des humains entre eux et avec la planète, les planètes. L’histoire n’est pas du passé : la Bible, les Évangiles, le Coran, le Rigveda, le Tao nous habitent au présent. Il est utopique de créer de nouveaux mythes collectifs, il ne suffit pas non plus d’interpréter les anciens. Il nous revient de les réécrire, repenser, revivre : dans les langages de la modernité.

 

8) Il n’y a plus d’Univers,la recherche scientifique découvre et ne cesse de sonder le Multivers. Multiplicité des cultures, des religions, des goûts et des créations. Multiplicités des espaces cosmiques, des matières et des énergies cohabitant avec le vide, composant avec le vide. N’ayez pas peur d’être mortels. Capable de penser le multivers, l’humanisme est confronté à une tâche épochale : inscrire la mortalité dans le multivers du vivant et du cosmos.

 

9) Qui le pourra? L’humanisme, parce qu’il soigne. Le souci (cura) amoureux d’autrui, le soin écologique de la terre, l’éducation des jeunes, l’accompagnement des malades, des handicapés, des vieillissants, des dépendants n’arrêtent ni la course en avant des sciences ni l’explosion de l’argent virtuel ? L’humanisme ne sera pas un régulateur du libéralisme, qu’il se ferait fort de transformer sans à-coups apocalyptiques ni lendemains qui chante. En prenant son temps, en créant une proximité nouvelle et des solidarités élémentaires, l’humanisme accompagnera la révolution anthropologique qu’annoncent déjà aussi bien la biologie émancipant les femmes, que le laisser-aller de la technique et de la finance, et l’impuissance du modèle démocratique pyramidal à canaliser les innovations.

 

10) L’homme ne fait pas l’Histoire,mais l’Histoire c’est nous. Pour la première fois, Homo Sapiens est capable de détruire la terre et soi-même au nom de ses religions, croyances ou idéologies. Pour la première fois aussi les hommes et les femmes sont capables de réévaluer en toute transparence la religiosité constitutive de l’être humain. La rencontre de nos diversités ici, à Assise, témoigne que l’hypothèse de la destruction n’est pas la seule possible. Personne ne sait quels humains succèderont à nous qui sommes engagés dans cette transvaluation anthropologique et cosmique sans précédent. Ni dogme providentiel, ni jeu de l’esprit, la refondation de l’humanisme est un pari.

 

L’ère du soupçon ne suffit plus. Face aux crises et menaces aggravées, voici venue l’ère du pari. Osons parier sur le renouvellement continu des capacités des hommes et des femmes à croire et à savoir ensemble. Pour que, dans le multivers bordé de vide, l’humanité puisse poursuivre longtemps son destin créatif.

Julia Kristeva

 

 

 

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Que signifie être humaniste aujourd’hui ? Dans notre ère technologique et financiarisée où nous vivons, l’homme reste-t-il encore au centre d’un débat sans tomber dans la démagogie ? L’humanisme a-t-il encore un avenir en ce début du XXIe siècle ? Exige-t-il une refondation pour relever les nouveaux défis de la mondialisation et de l’évolution de la technoscience ?

 

L’histoire du XXe siècle a révélé la grande fragilité de notre civilisation. Les débuts du XXIe siècle ont exacerbé cette fragilité, l’instabilité, l’individualisme et l’absurde. Peut-on penser à la renaissance d’un humanisme différent ? L’homme a-t-il encore besoin de points de repère, de retrouver des sources nouvelles de sens ? Dans l’histoire de l’Occident, Claude Lévi-Strauss a reconnu trois humanismes : un humanisme aristocratique de la Renaissance, un humanisme bourgeois et exotique du XIXe siècle et un humanisme démocratique au XXe siècle. Plusieurs maitres à penser, dont le philosophe Milad Doueihi, proposent aujourd’hui un quatrième humanisme, c’est-à-dire «l’humanisme numérique », celui de ce siècle débutant.

 

Pour Jean-Michel Besnier dans son essai « Demain, les posthumains », l’humanisme pour le XXIe siècle devra être non dogmatique. « Il faut prendre le risque – soutiens Jean-Michel Besnier – de l’indétermination. L’homme doit s’arracher à toutes déterminations qui l’enferment. Il pourra ainsi communiquer avec tous. L’humanisme n’entretiendra pas la bonne conscience, parce que l’inhumain est partie intégrante de l’humain. On ne peut pas éliminer cette notion d’égoïsme chez l’homme. Il ne sera pas triomphaliste, ni opposé au monde de la technique et il aura à résoudre l’éternelle question du vivre ensemble. Ce nouvel humanisme, affirme encore Jean-Michel Besnier, devra être mobilisateur. Nos ouvrages humains sont souvent vains, mais il ne faudra jamais y renoncer ».

 

Antonio Torrenzano